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Déjeuner en paix

- ÉPISODE 20 - La cafetière est à l’italienne, une machinetta calottée qui sent bon le café fraichement passé, ses effluves flottent dans l’appartement, me chatouillent les narines et me tirent du lit. Les journées commencent toujours ainsi, Rosita se lève la première, prépare le petit déjeuner, puis je la rejoins et nous déjeunons, parfois sans se parler ou alors, on se demande mutuellement si l’on a bien dormi, sans plus. C’est la routine des longs mariages, de la vie commune où, d’années en années, les mots ne sont plus nécessaires et ne sont mus que par l’habitude. À la table de la cuisine, je retrouve aux côtés de Rosita mon ami le Kangourou. Elle ne le voit pas, je le sais, mais sa présence me surprend, jusqu’alors, il était persona non grata dans notre appartement. Ce changement de statut ne me plait guère, la panique est ce sentiment incontrôlable qui te fait perdre la raison, si raison il y a dans cette histoire. Je voudrais qu’il s’en aille, qu’il disparaisse de ma vue, de

Avance, toujours avance

- ÉPISODE 21 - Je me promène en ville, comme je le fais tous les matins depuis de nombreuses années. Le parcours est toujours plus ou moins le même, je me faufile dans les ruelles du barrio, salue quelques connaissances, bois un café à une terrasse, échange quelques mots avec un voisin ou encore un touriste en goguette. En cette période estivale, ils sont nombreux à chercher un peu de fraicheur matinale dans les rues étroites du vieux quartier. Ils flânent, libérés pour un temps du poids des contraintes de la vie quotidienne. Ils s'intéressent à l'artisanat local, achètent des souvenirs aux marchands du temple, traînent des pieds comme pour repousser le temps, freiner son inéluctable passage et le figent pour l'éternité en photographiant tout sur quoi s'accrochent leur regard émerveillé. Je comprends mieux ce qu'est une vie d'aventurier, chaque instant ne ressemble à aucun autre, chaque minute est unique, les moments n'ont jamais été vécus, ils rassasient l

Les qu'en-dira-t-on

- ÉPISODE 22 - La pièce est une chambre d’enfant, un lit simple, surmonté d’une bibliothèque et à son pied, deux poufs, l’un rouge vermillon et l’autre vert pomme. Ils entourent une table en plastique sur laquelle est installé un électrophone (une platine pour les plus jeunes). C’est sur cet appareil que j’écouterai les premiers 45 tours des Beatles et plus tard leurs 33 tours, Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club Band , ou encore Abbey Road , ensuite, ce sera sans transition les Sex Pistols, mais ceci est une autre histoire. Après notre fuite, nous nous rendîmes, ma mère et moi, dans cet appartement, au rez-de-chaussée d’un immeuble de quelques étages. Ce lieu nous attendait, il était notre point de chute, le départ d’une autre vie, qu’elle avait organisée sans m’en parler, préparée dans le plus grand secret. Les premières semaines, je dus m’habituer à la ville, je ne connaissais que les grands espaces, les forêts et le désert. La vie les uns sur les autres m’oppressa rapidement et je

Léchés par les vagues

- ÉPISODE 23 - C'est l'été, mais il pleut, une bruine poisseuse provenant tout droit de l'océan. Je pense que beaucoup vont être déçus, une journée de pluie pendant les vacances n'est plus une journée de vacances. Sans doute, mais la vie le long des plages n'est pas un séjour au paradis, contrairement aux idées reçues, ici, les jours filent comme partout ailleurs. Emilio a sorti les parapluies, les cirés transparents qu'il suffit de plier et de glisser dans une poche prévue à cet effet pour le ranger dans un sac après l'ondée. Hier, journée de beau temps, il a vendu son lot de crème anti UV, de lunette de soleil, dont il n'est pas vraiment sûr de l'efficacité protectrice des verres, tant il ne les vend pas cher. Après tout, il n'est pas opticien, lui, propose, les touristes disposent. C'est ainsi, c'est la loi du commerce, il n'a rien inventé et surtout, il ne se sent pas responsable. Sous couvert de démocratisation, le prêt-à-porter

L'alias

- ÉPISODE 24 - Kanye West affiche son sourire en coin, celui qui est censé me narguer, mais rien n’y fait, je suis serein, je n’entre plus dans son jeu. Depuis que mon cerveau a refait le lien avec la peluche offerte par Alessandro, je le considère différemment, il n’est plus l’incarnation de ma raison perdue, celui par qui je retourne dans ce passé obscur. Enfant, je l’habillais et le déshabillait selon mon inspiration, à la façon des jeunes filles et de leurs poupées. Il vivait des aventures extraordinaires, tout droit sorties de mon imagination de gamin, souvent inspirées par les films en noir et blanc que je regardais à la télévision, ou les couvertures de livres que ma mère ou ses amies lisaient. D’un détail, je construisais des histoires abracadabrantesques, toutes plus farfelus les unes que les autres, c’était ma manière d’ouvrir les portes d’un monde dont je possédais les clés, connaissais les règles et imposais mes désirs. Je suppose que tous les enfants font de même, moi, je

Tomber dans l'oubli

- ÉPISODE 25 - Je comprends que ce retour vers mes premières années doit me révéler quelque chose, établir une vérité enfouie que je n'ai pas voulue voir, que j'ai refusé d'admettre. Le chemin semble long et périlleux, anecdotes après anecdotes retrouvées, ma mémoire se libère alors que, je dois bien l'admettre, mon présent s'assombrit. Par exemple, ce matin, j'ai demandé plusieurs fois à Rosita si j'avais bien pris mes médicaments. À chaque fois, elle m'a répondu que oui, mais je ne m'en souviens plus, je ne peux que m'en remettre à elle, lui faire confiance, comme je l'ai toujours fait. Désormais, le temps presse, je n'ai plus le droit de le gaspiller, bientôt, je voguerai en mer sombre, le voyage sera solitaire, je me laisserai porter par les courants vers cette destination inconnue, qui au fond ne m'effraye guère. J'ai toujours voué une certaine fascination pour la fatalité, non pas que je sois ce genre d'homme qui se lai

Il était temps !

- ÉPISODE 26 - Rosita regarde son prénom tatoué sous mon avant-bras et, tout sourire, me dit : — Il était temps ! Puis, elle m'embrasse et rejoint le comptoir sur lequel une rangée de verre à essuyer l'attend. Elle aussi me parle par énigme, que dois-je comprendre ? Kanye West n'est pas en reste, il s'amuse de mon désarroi, dès que je suis dans l'embarras, il n'hésite pas à se moquer et rien ne sert de lui demander s'il a compris la réaction de ma femme, il n'en sait rien. Ce qui le ravi, c'est d'assister à mon trouble, interloqué par ces trois mots mystérieux. Depuis quelque temps, je ne travaille plus au bar, ni même dans la laverie, cette mise sur la touche dure depuis plusieurs jours ou semaines, à vrai dire, je n'en sais rien. Rosita ne veut plus m'avoir entre ses pattes, comme elle dit. Je ne suis plus attentif à ce que je fais, j'oublie les commandes, j'encaisse trop d'argent ou pas assez et parfois même, je laisse tou

L'imposteur

- ÉPISODE 27 - Nous sommes jeunes et fringants, fières et orgueilleux comme peuvent l'être les adolescents à peine sortis du cocon de l'enfance. Les visages sont des champs de mines où boursouflures, suppurations et acnés luisent sous des couches de crème apaisante. Heureusement, les cheveux plaqués sur le front dissimulent un tant soit peu la progression cavalière des boutons purulents, ceux découverts dans le miroir au petit matin, moment désormais incontournable pour dresser l'inventaire des dégâts surgit la nuit durant. De petits escadrons effrontés, assaillent la peau juvénile qui, il y a encore quelques semaines, s'avérait douce comme l'enveloppe d'un abricot. La mèche, même longue et bien plaquée, ne suffira plus à camoufler le désastre. Emilio et moi, ne pouvons que constater les dommages, ce n'est pas beau de devenir adulte. Cependant, nous ne portons pas d'appareils dentaires, de ce côté-là, nous avons été épargnés, nous pouvons rire aux éclat

Ad vitam æternam

- ÉPISODE 28 - Quand bien même marcher serait bon pour la santé, ce n'est pas pour cette raison que je me perds dans les ruelles du barrio. Je me teste, je me jauge, saurais-je retrouver mon chemin ? J'ai cette habitude de me laisser porter, de ne pas envisager d'itinéraire et d'aller où bon me semble sans me poser de questions, sans désirs particuliers. Mais c'est tout de même avec un certain étonnement que je me retrouve dans la cour de l'immeuble, où nous habitions ma mère et moi. Rien n'a vraiment changé, si ce n'est le ravalement de la façade et la couleur des volets. L'appartement du rez-de-chaussée n'a pas bougé, il m'inspire toujours ce sentiment étrange d'être mien, alors que nous l'avons quitté depuis fort longtemps. Habiter un endroit a cette particularité de se figer à jamais dans le temps, c'est une période de la vie, bonne ou mauvaise, peu importe, qui témoigne de la véracité de l'existence. Ce ne fut donc pas u

Les boniments

- ÉPISODE 29 - Au fond de la laverie se cache mon antre, c’est ainsi que je nomme ce lieu, un endroit où je stocke les pièces détachées des machines, des bidons de lessives, mes outils et d’autres choses que je garde pour moi. J’aime m’y retrouver seul, lorsque j’ai besoin de me couper du monde, de mettre de la distance entre lui et moi. À première vue, la pièce ressemble à un atelier ordinaire, celui d’un artisan, dans un coin des casiers de métal accueillent balais, raclettes, sceaux et serpillières, en face, une table me sert d’établi, au-dessus de laquelle j’ai vissé au mur un panneau d’aggloméré pour y accrocher mes clés plates, pinces ou encore marteaux. Au centre, face à une petite lucarne barré d’acier, trône mon bureau, un vieux meuble des années soixante-dix, tout de métal peint de gris, branlant de par et d’autre et ne tenant sur pied qu’à l’aide du mur sur lequel il prend appui. Tout est fait de bric et de broc, j’y suis seul maître à bord, le grand agenceur qui sait parfa

La panoplie

- ÉPISODE 30 - Se prendre la tête entre les mains, boucher ses oreilles, afin de ne plus entendre, de se préserver des mots qui font mal, de refuser les vérités enfouies. J’aimerais me sauvegarder de celles-ci et quoi de plus aisé que de ne pas les entendre, de refuser leur simple énoncée. La fuite comme arme de défense, une course au loin sans but avéré si ce n’est ne plus être là, à la merci de douloureuses réalités. Mes retranchements sont les leurres accrochés au fil de pêche, ils scintillent, ondulent dans les eaux saumâtres, charment le poisson, le trompent et une fois engloutis, la triste réalité pointe. Je me suis trompé ? Non, je me suis berné, tout seul comme un grand. La lâcheté est l’antonyme du courage, mais ce monde oscille de quel côté ? J’ai fait comme j’ai pu, j’ai suivi mon instinct de survie, et puis, j’en ai assez, je n’ai de compte à rendre à personne. Le kangourou feuillette cet album photo, source de toutes mes divagations. Je l’ai retrouvé dans cette valise en

Dodge 70

- ÉPISODE 31 - Nous sommes sortis de mon antre et je l'ai accompagné à l'évier dans lequel il a pu passer sa patte sous l'eau froide. La nuit est tombée et comme d'habitude à cette heure, la laverie est bondée. La plupart des clients attendent patiemment la fin de leur programme en scrollant des kilomètres sur leur téléphone portable, tandis que d'autres se détendent à la terrasse du bar et sirotent un verre. Emilio ne sait plus où donner de la tête, il slalome entre les tables, plateau en équilibre sur un bras tendu au-dessus de sa tête. Rosita n'est pas en reste, derrière le comptoir, elle prépare les commandes, remplit des verres d'alcool, des soucoupes d'olives et entre deux, encaisse les clients. J'ai un peu honte de les voir s'activer ainsi et de ne pas les aider, mais ils m'ont mis sur la touche. Je suis au chômage forcé, j'ai beau comprendre que je n'ai plus toutes mes capacités intellectuelles, cependant, il m'est diffic

Aurel

- ÉPISODE 32 - Je me sens idiot, ridicule, mais soulagé. Soulagé que ce ne soit que mon père et mon oncle. Eux sont goguenards, la situation les a amusés, qu’un fils ne reconnaisse pas son père devrait pourtant les questionner. Mais rien, ils font bonne figure, se cachent derrière leurs rires pour dissimuler le grotesque de la situation. Pour ma part, je les laisse dire, je ne suis qu’un enfant et je n’ai pas voix au chapitre. Nous remontons dans la voiture, je me cale entre eux sur la banquette avant du Dodge. Au passage, Alessandro me passe la main dans les cheveux et me décoiffe, c’est sa manière à lui de me réconforter, peut-être aussi de me dire qu’il est fière de moi, j’ai parfaitement suivi ses consignes, ne jamais monter dans la voiture d’un inconnu. À notre arrivée chez nous, j’aperçois ma mère sous la véranda qui s’affaire à mettre la table. À notre vue, elle nous ignore et retourne dans la cuisine. Je sens que l’ambiance ne va pas être au beau fixe, Aurel et Alessandro l’on

Lost

- ÉPISODE 33 - Voilà ! Le temps est venu, à quoi d’autre, pouvais-je m’attendre ? Comme tous les matins, je me suis levé, lavé et j’ai déjeuné avec Rosita. Elle m’a préparé mon café noir et sur une petite assiette a déposé mes médicaments, parmi eux, j’en remarque un en forme de cœur. Sa singularité détonne des autres qui sont pour la plupart ronds, insécables et de couleur pastel. J’aimerais croire que les laboratoires pharmaceutiques ont une pensée pour moi, qu’ils m’envoient toutes leur affection et leur vœu de prompt rétablissement. Mais à quoi bon, je sais que rien ne sera plus comme avant, je ne retrouverai plus cette mémoire qui me fait tant défaut ces derniers jours. Rosita m’explique que selon le médecin, je peux entrer dans des périodes plus ou moins difficiles, mais que je ne m’inquiète pas, tout cela reviendra à la normale. Elle ne sait pas mentir, elle se montre forte, sûr d’elle, mais elle n’a jamais su mentir. Je la connais depuis si longtemps qu’elle ne peut rien me ca

Bob Ricard

- ÉPISODE 34 - Nous sommes comme des chenapans en culotte courte, nous courons et rions à perdre haleine. Ce n'est qu'à quelques pas de la laverie que nous cessons notre course. Nous sommes en sueur, du moins pour ma part, car Kanye West semble frais comme un gardon. À bien y réfléchir, je ne résiste pas à l'envie de lui faire porter ce fameux bob Ricard, j'aime quand il a l'air benêt, qu'il ressemble à l'idiot du village. Bien plus que de mesquines moqueries, c'est ma façon de lui prouver ma tendre affection, cela peut paraître idiot, je l'admets, mais le temps filant, il me plait, je l'aime honnêtement. Par la force des choses, il est devenu mon dernier compagnon, le confident sans confidence, car les mots ne sont plus utiles, il sait sans eux, mes phrases sont les siennes. Nous sommes à l'unisson et nous formons une belle équipe, un tandem improbable dont je suis le seul à en connaître l'existence. À deux, je suis plus fort, rien ne p

Troisième œil

- ÉPISODE 35 - Le visage posé sur la vitre, je suis resté debout tout le long du voyage, ne voulant perdre aucune miette du paysage. Je n'ai pas pris ce train depuis des années et je découvre que beaucoup d'endroits ont changé, certaines gares ont été réhabilitées, de nouveaux ronds-points ont été construits, certaines maisons également, mais peu importe, je retrouve ce plaisir du voyage, ce lent passage d'un lieu à un autre. Je ne suis pas pressé d'arriver, bien au contraire, j'aimerais prolonger ce moment, cet entre-deux où je m'envisage avec délice. Je suis ce passager vers un ailleurs de joie qui m'attend les bras ouverts et comme l'enfant, le soir de Noël, je fais durer le plaisir avant l'ouverture des cadeaux dont je connais par avance la nature. Il n'y a pas de surprise, mais la douce attente me fait monter l'eau à la bouche. Ce que je préfère dans les voyages est sans doute le trajet, cet allant suspendu vers un ailleurs à découvrir,
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