Tomber dans l'oubli

- ÉPISODE 25 -

Je comprends que ce retour vers mes premières années doit me révéler quelque chose, établir une vérité enfouie que je n'ai pas voulue voir, que j'ai refusé d'admettre. Le chemin semble long et périlleux, anecdotes après anecdotes retrouvées, ma mémoire se libère alors que, je dois bien l'admettre, mon présent s'assombrit. Par exemple, ce matin, j'ai demandé plusieurs fois à Rosita si j'avais bien pris mes médicaments. À chaque fois, elle m'a répondu que oui, mais je ne m'en souviens plus, je ne peux que m'en remettre à elle, lui faire confiance, comme je l'ai toujours fait. Désormais, le temps presse, je n'ai plus le droit de le gaspiller, bientôt, je voguerai en mer sombre, le voyage sera solitaire, je me laisserai porter par les courants vers cette destination inconnue, qui au fond ne m'effraye guère. J'ai toujours voué une certaine fascination pour la fatalité, non pas que je sois ce genre d'homme qui se laisse abattre sous le poids des événements, mais j'ai toujours eu conscience de ce qui mérite d'engager le combat et de ce qui est une pure et simple perte de temps. Une mauvaise lutte sera à chaque fois vaine, elle ne fera qu'occuper mon esprit inutilement et souvent sera le paravent du véritable problème. Je sais depuis longtemps que mon pire ennemi peut être mon cerveau, qu'il est capable d'inventer mille et un subterfuges pour éviter la douleur. Ce qui en fait est humain, personne n'aime souffrir.

Kanye West est assis à côté de moi, sur ce banc dans une impasse du barrio que j'affectionne tout particulièrement. J'aime m'y assoir et profiter du vacarme du quartier que j'entrevois au bout de la ruelle. L'avantage est que personne ne fait attention à moi, je suis au spectacle, j'observe par petites tranches furtives la vie de ceux qui apparaissent dans ce champ de vison réduit. Disons, cinq secondes de l'existence d'un passant, ce n'est rien à l'échelle d'une vie, mais de ce passage éclair, je peux parfois deviner l'éternité. Kanye West est silencieux, tout comme moi, il observe les piétons qui vaquent à leur occupation, un flot continu d'inconnus, certains sont pressés, d'autres flânent le nez au vent, rient, fustigent contre, je ne sais quoi, râlent, vivent…

— Tu te caches ?

Sa question me surprend, pourquoi me cacherais-je ?

— Tu penses que je suis de ces vieilles femmes qui regardent la rue derrière le voilage de sa fenêtre ?

— J'ai l'impression que c'est ce que nous faisons, ici, sur ce banc. Je ne dis pas que tu espionnes, mais tu es spectateur.

Ne le sommes-nous pas tous ? Participer au brouhaha, déplacer de l'air est le propre de chacun, parler pour ne rien dire également. Je le lui rétorquerais bien, mais à quoi bon.

— J'aimerais que tu cesses de t'adresser à moi par énigme, c'est usant à la longue.

Il sourit, le regard en coin, sa casquette d'Apache couvre une oreille, si bien qu'elle brise la symétrie de sa face animale et, pour être franc, lui donne un air idiot. Un kangourou, aussi mauvais soit-il, n'aura jamais la morgue des voyous d'antan, à peine sera-t-il aussi plausible que Serge Reggiani dans ce vieux film de Jacques Becker, Casque d'or. Ce film est passé à la télévision la semaine dernière, ou peut-être était-ce hier soir, je ne saurai pas vraiment dire, toute fois, je pris un grand plaisir à le revoir. Adolescent, Emilio et moi nous ne rations aucune séance du ciné-club le vendredi soir, plus tard, ce sera Rosita qui m'accompagnera, nous avions en commun cette passion pour la pellicule qui saute et la bande-son souffreteuse. De nos jours, ces vieux films ont été pour la plupart restaurés ou même pour certains colorisés. À chacun ses goûts, je préfèrerais toujours l'original, mais si cela peut permettre qu'ils ne tombent pas dans l'oubli, je suis partant. Tomber dans l'oubli ? Voilà donc où nous devions en arriver. Je jette un œil au kangourou qui fuit mon regard, scrute le bout de la ruelle, ses pensées perdues dans… dans rien, car elles sont les miennes. Lui et moi pensons de concert, nous ne sommes qu'un, il n'existe qu'à travers moi, il est mon invention, mon copain de toujours, celui par qui je me révèle.

Je me lève du banc et plonge dans la vie, j'entends les sauts de Kanye West à ma traine. Je traverse l'agitation, tourne à droite, à gauche, longe les devantures des magasins bondés, bouscule au passage un groupe de jeunes aux casquettes renversées, schlaps portées avec des chaussettes, joggings informes et bananes dorées scindant le torse. De vrais durs, des caïds à la mode merco et dindes à gros seins. Rien. Ils ne vont pas s'en prendre à un vieil affolé accompagné d'un kangourou sapé à la mode d'antan. De toute manière, je ne m'attarde pas, je trace jusqu'à cette enseigne que j'ai repérée depuis quelque temps. Derrière le comptoir, une jeune fille s'ennuie, elle a le visage troué de piercings, et est vêtue de skaï noir, un bondage malsain, mais peu importe. Je retrousse la manche de ma chemise et lui tends mon avant-bras, du côté où l'on se tranche la vie. Elle est impassible, blasée, elle en a déjà tellement vu, alors ce n'est pas ce vieil homme transpirant et au souffle court, qui va l'impressionner.

— Je veux me faire tatouer, tout de suite, maintenant…

Enfin, elle sourit :

— Tu tombes bien. Justement, je commençais à trouver le temps long.

J'entends Kanye West s'assoir sur un siège et feuilleter le press-book de l'artiste. Elle me prend par le bras et me mène à une salle dans l'arrière-boutique.

— Et tu sais quel genre de tatouage, tu veux ?

— Oui, le nom de ma femme, Rosita.

[À suivre…]