Il était temps !
- ÉPISODE 26 -
Rosita regarde son prénom tatoué sous mon avant-bras et, tout sourire, me dit :
— Il était temps !
Puis, elle m'embrasse et rejoint le comptoir sur lequel une rangée de verre à essuyer l'attend. Elle aussi me parle par énigme, que dois-je comprendre ? Kanye West n'est pas en reste, il s'amuse de mon désarroi, dès que je suis dans l'embarras, il n'hésite pas à se moquer et rien ne sert de lui demander s'il a compris la réaction de ma femme, il n'en sait rien. Ce qui le ravi, c'est d'assister à mon trouble, interloqué par ces trois mots mystérieux.
Depuis quelque temps, je ne travaille plus au bar, ni même dans la laverie, cette mise sur la touche dure depuis plusieurs jours ou semaines, à vrai dire, je n'en sais rien. Rosita ne veut plus m'avoir entre ses pattes, comme elle dit. Je ne suis plus attentif à ce que je fais, j'oublie les commandes, j'encaisse trop d'argent ou pas assez et parfois même, je laisse tout en plan pour aller flâner. C'est mieux ainsi, je n'ai pas à m'inquiéter, elle se débrouillera toute seule, m'assure-t-elle, et puis, occasionnellement, Emilio, vient lui donner un coup de main, après sa journée au kiosque. Dans le barrio, tout le monde me connait, c'est ce qui la rassure si toutefois je me perdais ou si je ne retrouvais plus la maison. J'en suis là ? Perdre mon chemin, ne plus reconnaître ce qui m'entoure, ce qui a été ma vie toutes ces décennies. C'est injuste de se gommer ainsi.
Cependant, je sais encore comment rejoindre le Palacio, après la place des Gourmettes, j'oblique sur la gauche et j'y suis. Le kangourou sautille à mes côtés, il s'est changé, cette fois, il porte une chemise blanche d'une étoffe rêche qui ne doit pas être agréable au contact de la peau, d'une culotte courte dont la poche arrière est encombrée d'un lance-pierre et sa tête est couverte d'un béret noir en feutrine. Bref, il se la joue La guerre des boutons.
— Non !
— Comment ça ?
— Non, ce n'est pas La Guerre des boutons, je suis Le petit Poucet.
Mais quel con.
— Tu crains également que je me perde ?
— Va savoir.
Sur le Palacio, je tourne à droite, j'évite ainsi Emilio, je n'ai pas envie de discuter avec lui. Il m'ennuie à me parler de son travail qui n'est plus ce qu'il a été, j'en ai assez de l'entendre se plaindre de cette époque qui le déçoit. Sans compter les touristes qui le considèrent comme un moins que rien et encore ses enfants qui n'ont à la bouche que les sempiternels mêmes reproches à son encontre. Oui, aujourd'hui, je l'évite, ce n'est pas bien grave, chaque jour que Dieu fait, nous passons des heures ensemble, et ce, depuis des lustres, une éternité, depuis toujours. Parler de lui a toujours été au centre de nos échanges, je ne m'épanche que rarement, je devrais peut-être le déplorer, mais, au fond de moi, je n'ai rien à dire, n'y à partager. Et ce n'est pas aujourd'hui que je vais changer. Pour lui dire quoi ? Que je perds la mémoire, que bientôt, j'aurai oublié son prénom, que d'ici peu, j'errerai dans le barrio à la recherche de mon chemin ou encore que je passerai devant son kiosque sans le reconnaitre au milieu de ses présentoirs. Je ne veux pas que l'on s'apitoie sur mon sort, rien n'est plus gênant que de sentir la pitié de ceux que l'on aime.
J'entends, à intervalles réguliers, des cailloux jetés sur le trottoir. Kanye West joue pleinement son personnage. Je devrais l'interroger sur la signification de son lance-pierre dans la poche arrière de sa culotte courte, mais le courage me manque. Il était temps !, ces mots tournent en boucle dans ma tête. Le temps n'est plus un ami, je dois aller contre lui, le stopper ou tout au plus le ralentir, mais il s'efface, m'échappe comme le sable file entre les doigts. À quoi bon s'acharner sur lui, c'est chose vaine, il me reste encore le présent et rien ne pourra me l'ôter. L'instant qui le précède n'a plus d'importance et le futur d'après m'importe peu, respirer l'air qui m'entoure, expirer comme si c'était la dernière fois, puis recommencer, ainsi de suite et je verrai bien.
La nuit est tombée, les néons de la laverie sont allumés, ma petite promenade me laisse un goût amer, comme à chaque fois, je ne me souviens plus exactement du trajet que j'ai emprunté, les jours se mélangent, les images aussi. Je parcours le quartier depuis tellement d'années que mes souvenirs immédiats sont peut-être ceux d'hier, ou d'avant-hier, ou peut-être un mélange des deux. Rien de nouveau, j'avais déjà ce sentiment bien avant que l'on me diagnostique malade, je pourrai dire la même chose de mes échanges avec Emilio, de ma vie avec Rosita. La routine, les jours et les mots qui se ressemblent, instant après instant, ne forment plus qu'un souvenir global, un sentiment diffus de déjà-vu, de déjà vécu. C'est ce qui résume une vie, un amas d'échange, de mots, de bons moments partagés, quant aux mauvais, ils ont toujours une place à part, ils ont la singularité d'être unique.
Rosita est au comptoir, elle sirote un verre de Proseco tout en triant de la paperasse, principalement des factures. Elle lève ses yeux sur moi, ils pétillent. Je me sens idiot, comme à chaque fois lorsque son regard m'accueille, s'ouvre sur un abime de tendresse. Je m'approche et l'embrasse sur la joue, à la commissure des lèvres, comme si l'on ne s'était pas vue depuis une éternité. Il était temps ? Sa réponse est douce comme du miel, il était temps que tu me montres encore un peu d'affection, puis elle ajoute : un peu d'amour.
[À suivre…]