L'imposteur
- ÉPISODE 27 -
Nous sommes jeunes et fringants, fières et orgueilleux comme peuvent l'être les adolescents à peine sortis du cocon de l'enfance. Les visages sont des champs de mines où boursouflures, suppurations et acnés luisent sous des couches de crème apaisante. Heureusement, les cheveux plaqués sur le front dissimulent un tant soit peu la progression cavalière des boutons purulents, ceux découverts dans le miroir au petit matin, moment désormais incontournable pour dresser l'inventaire des dégâts surgit la nuit durant. De petits escadrons effrontés, assaillent la peau juvénile qui, il y a encore quelques semaines, s'avérait douce comme l'enveloppe d'un abricot. La mèche, même longue et bien plaquée, ne suffira plus à camoufler le désastre. Emilio et moi, ne pouvons que constater les dommages, ce n'est pas beau de devenir adulte. Cependant, nous ne portons pas d'appareils dentaires, de ce côté-là, nous avons été épargnés, nous pouvons rire aux éclats sans la crainte de dévoiler un amas d'élastiques enchevêtrés, mêlés à du fil d'inox et de petites plaques de métal couvrant savamment l'émail des dents. Par contre, les voix muent, déraillent subitement en pleine phrase et nous laissent pantois.
Nous sommes sur le toit de l'immeuble d'Emilio, le temps passe, on ne s'ennuie pas, mais l'on traine, désœuvré, sans véritable occupation. Tirer les pigeons est une activité comme les autres, pas plus idiote que de taper dans un ballon ou d'apprendre à sauter à la corde sous les rires moqueurs des voisines du barrio. On s'est confectionné un lance-pierre avec du bois flotté ramassé sur la plage et une chambre à air de mobylette, découverte dans les poubelles d'un marchand de cycle. Nous utilisons des billes, ou des calots comme projectiles, ils sont bien plus calibrés, plus précis que les simples galets trouvés sur la plage. Parfois, on use des quelques boulards que l'on a réussi à gagner, mais ils sont peu nombreux, alors on y réfléchit à deux fois avant de les utiliser. Quant aux pigeons, ils sont des cibles bien trop mouvantes pour qu'ils succombent sous nos tirs habiles, mais hésitants. À y regarder de près, l'image est saisissante. Nous nous débarrassons des billes de notre enfance pour entrer dans un monde nouveau qui ne nous donne pas l'eau à la bouche. Nous gaspillons nos projectiles, si durement gagnés dans la cour de récréation, tirant tous azimuts, comme si nous devions faire table rase de notre enfance, qu'il n'en reste plus aucune trace. C'est ce que je me suis acharné à faire, j'ai pratiqué la tactique de la terre brulée, pas après pas, j'ai minutieusement tout effacé, pour qu'il ne reste plus rien, que je sois sans passé, sans enfance à me remémorer. À quoi bon, tout ceci n'avait été qu'un gâchis, une perte de temps, un horizon au loin, bouché, nappé de désillusion. Les savants diront que les traumas engendrent des pulsions de fuite, de course en avant effrénée afin de ne pas s'arrêter, de souffler, de voir, et peut-être comprendre. Je ne voudrais pas que l'on se méprenne, je n'ai pas eu une enfance malheureuse et je n'ai pas l'intention de faire pleurer dans les chaumières, pour ça, il faut regarder ailleurs, le malheur est partout. Moi, je n'ai simplement pas eu l'enfance qui m'était destinée, là-bas, à Réalito, avec Alessandro, mon grand-père, ma grand-mère et le désert à perte de vue, loin, très loin de cette ville.
Comme souvent, la jeunesse est plus facile à dénoncer. Nous n'avions rien à faire sur le toit de l'immeuble, réservé à quelques lavandières privilégiées des derniers étages et aux hommes de la maintenance qui œuvraient au bon fonctionnement du circuit d'eau chaude, composé de serpentins de cuivre tapissant le sol et chauffés par le soleil. Trois gendarmes nous surprirent en plein exercice de tir, non seulement nous n'avions rien à faire ici, mais il était formellement interdit de chasser les pigeons, qui en fait n'en étaient pas vraiment. Les oiseaux que nous tentions, sans grande conviction, d'abattre, s'avéraient être des tourterelles, une espèce particulièrement protégée. Bien plus que l'infraction que nous avions commise, la mauvaise humeur des gendarmes s'expliquait par l'effort qu'ils avaient fourni pour monter les quatre étages sans ascenseur et sous une chaleur de plomb. Ils nous confisquèrent notre lance-pierre et nous demandèrent de les suivre au poste de police, ce que nous fîmes sans broncher. En ce temps-là, nous étions encore empreints de la crainte et du respect de l'uniforme, il ne nous serait jamais venu à l'esprit de faire les fortes têtes, de les conspuer. Nous étions certes des petits voyous sans jugeote, à vrai dire, plutôt des garnements en culotte courte, mais nous avions été éduqués dans le respect de l'autorité.
Au poste de police, ils nous installèrent dans une pièce et nous laissèrent mariner un bon moment. Nous n'en menions pas large, surtout Emilio, dont le père était particulièrement sévère, moi, je savais que ma mère me réprimanderait, que j'aurais droit à une punition, mais j'échapperais aux coups. Elle ne m'avait jamais frappé, cependant, je craignais sa fureur plus que tout, ses colères étaient redoutables, teintées parfois d'une certaine forme d'hystérie et c'est bien celle-ci qui me faisait peur. J'étais encore à cet âge où j'encaissais sans broncher, le regard planté au sol, le dos rond, mais le temps passant, je sentais que bientôt, je l'affronterais, qu'elle ne pourrait plus me hurler dessus comme elle savait si bien le faire. D'ici peu, l'heure serait à l'émancipation, ce qui doit être le passage obligé de tous les enfants grandissant, couper le cordon et s'assumer sans l'aide de personne, devenir un homme. Je me demande ce qu'il en aurait été si Alessandro vivait encore. Comment m'aurait-il éduqué et comment se serait passé ce moment si particulier où précisément le gamin se détache du cocon familial pour entrer dans sa vie. Je ne le saurais jamais, à ce stade, je ne peux qu'idéaliser la situation, lui faire endosser le beau rôle, celui du héros bienveillant, mais absent.
Emilio est libéré le premier, je lui tapote l'épaule en signe de soutien et de compassion. Il quitte la pièce, accompagné d'un gendarme, son père l'attend dans un bureau à côté. Moi, je patiente encore quelque temps, puis à mon tour, on vient me récupérer. L'officier m'annonce que mon père est à l'accueil, que je peux enfin partir. Je suis résigné et honteux, la situation est grotesque, mais bien plus que la honte, je suis envahi par un sentiment de rage. Je ne veux rien de celui qui s'est présenté comme étant mon père, il n'a rien à faire ici, mon père est Alessandro, lui n'est que le compagnon de ma mère. Un imposteur.
[À suivre…]