Ad vitam æternam

- ÉPISODE 28 -

Quand bien même marcher serait bon pour la santé, ce n'est pas pour cette raison que je me perds dans les ruelles du barrio. Je me teste, je me jauge, saurais-je retrouver mon chemin ? J'ai cette habitude de me laisser porter, de ne pas envisager d'itinéraire et d'aller où bon me semble sans me poser de questions, sans désirs particuliers. Mais c'est tout de même avec un certain étonnement que je me retrouve dans la cour de l'immeuble, où nous habitions ma mère et moi. Rien n'a vraiment changé, si ce n'est le ravalement de la façade et la couleur des volets. L'appartement du rez-de-chaussée n'a pas bougé, il m'inspire toujours ce sentiment étrange d'être mien, alors que nous l'avons quitté depuis fort longtemps. Habiter un endroit a cette particularité de se figer à jamais dans le temps, c'est une période de la vie, bonne ou mauvaise, peu importe, qui témoigne de la véracité de l'existence. Ce ne fut donc pas un songe, j'ai réellement vécu ces instants, les lieux en sont témoins, comme ils le sont de notre histoire. Je ne suis qu'un passager, un vagabond céleste sans passé et à l'avenir corrompu, me rebooter ne servirait à rien, j'ai fait mon temps sans savoir que celui-ci passerait à la vitesse de l'éclair.

J'entends des cris d'enfants qui jouent au ballon, au foot plus précisément. Emilio me dribble par la droite, c'est mon point faible, il le sait et en abuse, mais je peine à trouver la parade, sans doute un problème d'appui. Il est bien meilleur que moi, la balle passe d'une jambe à l'autre, il jongle, anticipe mes mouvements et finit toujours par me passer. Quand inversement, c'est à mon tour, il ne manque pas de me tacler avec une facilité déconcertante. Je n'aime pas le football, je dois bien me rendre à l'évidence, mais je fais bonne figure, je tente d'être comme tous les enfants de mon âge, adeptes de ce jeu et de tout le folklore qui l'entoure. Alors, je joue la comédie, préférant passer pour un piètre joueur que de rester seul sur le banc de touche. J'apprends par cœur le nom des joueurs de l'équipe de la ville qui monte dans le championnat, et au stade, je braille comme les autres, l'écharpe du club autour du cou. Plus tard, je découvrirai les livres, la musique et le dessin, je ne voudrais plus entendre parler de sport, collectif ou même individuel, la compétition sera toujours à mes yeux un combat vain, un surpassement des individus contre d'autres individus, une pitoyable sensation de domination infantile.

Pour l'heure, Emilio me ridiculise avec son ballon, nous jouons dans la cour de l'immeuble dans lequel nous vivons ma mère et moi. Il rit de me posséder si aisément, je fulmine d'être dans l'incapacité de lui opposer la moindre résistance. La nuit va tomber, nous sommes vendredi soir, veille de week-end, veille de permission, quand mon beau-père, en uniforme de la marine, arrive dans la cour. Au bout du bras, il porte un sac informe fermé par une cordelette glissée dans des œillets. Il a la tête des jeunes premiers dont l'uniforme, porté même lors des permissions, ce qui, à mes yeux, frise l'excès de zèle, lui confère cette singularité qu'il cherche à imposer. Comme à chaque fois, je ne sais pas comment agir, il n'est pas question que je me jette dans ses bras, comme le ferait n'importe quel enfant retrouvant son père après une semaine d'absence. D'ailleurs, si j'agissais ainsi, il n'apprécierait guère ou serait tout au plus mal à l'aise. Il préfère lancer la conversation avec Emilio, l'interpelle, lui demande le ballon, ce qu'il s'empresse de faire d'une passe habile. Il joue désormais ensemble et je dois l'admettre, son jeu est bien plus fluide que le mien. Je reste sur la touche, je n'existe plus, la partie se fait sans moi. Emilio a enfin trouvé un joueur à la hauteur de ses qualités, il peut user de ses feintes et jouir pleinement de sa dextérité. Quant à moi, spectateur contre ma volonté, j'en veux à Emilio de se prendre au jeu, de ne pas être solidaire avec son ami, contre ce beau-père que je n'accepte pas. Plus tard, je donnerai à cet homme des circonstances atténuantes, mais sur le vif, je n'ai pas compris qu'il ne savait pas comment me prendre. Ses maladresses ou ses hésitations ne se révéleront que des années plus tard, lorsque je serai adulte, moi-même confronté à des enfants.

Je les abandonne et rentre chez moi. À peine la porte entrouverte, la partie se termine et ils m'emboitent le pas, pour l'un, le ballon sous le bras et pour l'autre son ballot de linge sale. Emilio est chez moi comme chez lui, il s'installe dans l'un des fauteuils du salon, se saisit au passage d'une pomme dans la coupe de fruits et la croque. J'aurais préféré qu'il me suive dans ma chambre, qu'on n'assiste pas aux retrouvailles avec ma mère, à ce baiser langoureux qui me met mal à l'aise, à ces mots doux que se disent les amoureux qui se sont manqués tous les jours de la semaine. Devant la scène, Emilio sourit, il se rassasie de la situation, je le laisse en plan, ma chambre est encore le lieu où je me sens le mieux. Depuis quelque temps, j'ai compris son stratagème, il manipule mon copain, ainsi, il montre à ma mère que les enfants l'adorent, et que dans cette histoire, ce n'est pas lui le fautif. Il fait ce qu'il peut pour m'apprivoiser, mais je suis une vraie tête de mule, il n'y est pour rien si ce lien tant espéré par ma mère ne se crée pas. Elle qui désire que nous formions une famille dans laquelle je l'appellerais papa, alors que même Alessandro, je ne l'ai jamais nommé ainsi. J'ai conscience que je pourris la vie de ma mère, je ne parle plus, je me suis enfermé dans un mutisme forcené, une prison d'un silence consentant qui se répand, sournois comme un crotale, et ronge notre vie quotidienne. Après tout, de lui, je ne veux rien, si ce n'est qu'il s'en aille, qu'il en trouve une autre, libre, sans attaches, sans enfant gênant. Et puis, je ne peux m'empêcher de le comparer, il n'est pas à la hauteur, si mon père vivait encore, je doute qu'il m'aurait abandonné à cet étranger. Ce freluquet est sans envergure, il ne mérite pas mon affection, ni même mon attention, il se donne des airs, mais il n'est rien. Nada ! Et il le sera ad vitam æternam.

[À suivre…]