Les boniments
- ÉPISODE 29 -
Au fond de la laverie se cache mon antre, c’est ainsi que je nomme ce lieu, un endroit où je stocke les pièces détachées des machines, des bidons de lessives, mes outils et d’autres choses que je garde pour moi. J’aime m’y retrouver seul, lorsque j’ai besoin de me couper du monde, de mettre de la distance entre lui et moi. À première vue, la pièce ressemble à un atelier ordinaire, celui d’un artisan, dans un coin des casiers de métal accueillent balais, raclettes, sceaux et serpillières, en face, une table me sert d’établi, au-dessus de laquelle j’ai vissé au mur un panneau d’aggloméré pour y accrocher mes clés plates, pinces ou encore marteaux. Au centre, face à une petite lucarne barré d’acier, trône mon bureau, un vieux meuble des années soixante-dix, tout de métal peint de gris, branlant de par et d’autre et ne tenant sur pied qu’à l’aide du mur sur lequel il prend appui. Tout est fait de bric et de broc, j’y suis seul maître à bord, le grand agenceur qui sait parfaitement où tout est rangé, alors que Rosita prétend avec emphase qu’une chienne n’y retrouverait pas ses petits. Bref, je suis chez moi, un vrai chez-moi, que je ne partage avec personne, même pas avec ma femme, ce qu’elle a fini par admettre au fil des années. Je n’y cache rien qu’elle ne devrait pas savoir, je n’ai aucun secret pour elle, j’ai simplement besoin de sentir sur cette terre qu’un lieu m’appartient pleinement, ce qui en soi n’est pas une exigence exagérée.
J’aime me retrouver assis à ce bureau d’un autre temps, siroter un petit whisky et lire le journal du jour. Seulement aujourd’hui, j’ai omis de l’acheter et j’ai la flemme de descendre jusqu’au Palacio, retrouver Emilio à son kiosque à journaux. Au sol, j’empile les quotidiens des jours, voir des semaines précédentes, contrairement à d’habitude, je remarque qu’ils sont à peine froissés, que je les ai tout juste feuilletés. Je saisis celui du haut de la pile et cherche la date de parution. Jeudi ? Oui, mais de quelle semaine ? Et aujourd’hui quel jour sommes-nous ? J’étale, bien à plat, le journal sur le bureau et me plonge dans la lecture d’un article sur le bien-être au travail. Ce n’est pas un sujet bien palpitant, mais je suis en manque de lecture, j’ai besoin de sentir les mots se frayer un chemin dans mon cerveau, d’ouvrir les trappes rouillées de mes pensées endolories. À grande peine, ils infiltrent mes neurones, tentent de former un tout, une compréhension des verbes, adjectifs ou noms communs, afin de donner sens à la pensée d’un autre, mais mon attention s’effondre après quelques phrases. Il m’est impossible de me concentrer, un paragraphe terminé et j’ai déjà perdu le fil des idées énoncées dans les précédents. L’effort est vain et bon an mal an, je me rassure en prétextant que le sujet ne m’intéresse pas, après tout, le bien-être au travail est une foutaise de journaliste en manque d’inspiration éditoriale. Oui, je me mens.
Au mur, j’ai punaisé les clichés de Kanye West, je m’attarde sur celui représentant Alessandro au côté de Jimmy Jazz, le père du susnommé. Kanye West et Jimmy Jazz sont les mêmes, ils ne sont qu’un. Je me suis laissé embobiner par le kangourou. Pourquoi cette histoire de père ?
— Ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question.
Je me retourne vers lui, il est assis sur l’établi et maltraite un tournevis. Ce cliché a été pris bien après que j’ai rendu Kanye West à mon père, il est la représentation de sa nouvelle vie, sans moi, sans personne pour me la conter, si ce n’est ce kangourou, témoin des derniers jours que j’ai imaginés maintes et maintes fois. Le visage d’Alessandro est souriant, il respire la santé, pas la joie de vivre, je ne dirai pas ça, mais une certaine bonhommie contagieuse.
— Je pense que tu devrais chercher ailleurs, ces quelques clichés ne peuvent pas répondre à eux seuls aux questionnements qui te rongent depuis toujours.
Pour une fois, le kangourou ne cherche pas à me provoquer, le ton de sa voix est bienveillant, il en fait trop et, pour le connaitre mieux que quiconque, je m’attends à ce qu’il me serve un de ses boniments.
— De quels questionnements, parles-tu ?
— Allons, Joseph, sois un peu courageux. Au fond de toi, tu sais que tes jours sont comptés, alors, à quoi bon tergiverser. Avant de partir, tu dois découvrir ce secret, pas pour établir la vérité, mais pour apaiser ta conscience, pardonner et peut-être comprendre. Il est temps d’ouvrir les yeux et de cesser de chercher dans la mauvaise direction.
Le silence s’installe. Vite rompu, il poursuit :
— Ces derniers temps, tu cherches tous azimuts. Les souvenirs de cette enfance, tiraillées entre ton père, ta mère et ton beau-père, surgissent, alors que tu les avais relégués aux oubliettes. Mais, est-ce bien dans cette direction que tu dois chercher ? Tout ceci s’apparente aux discours d’un bonimenteur, tu enjolives, clames ce passé révolu, vantes les vertus d’Alessandro, déplores la trahison de ta mère… je ne suis pas dupe, là encore tu nous entraînes dans la mauvaise direction. Ce n’est pas à moi que tu mens, mais à toi. Toute cette histoire n’est qu’une diversion pour que les regards se portent ailleurs, ainsi, tu espères passer à côté de l’essentiel, de ce que tu sais depuis toujours, mais refuse d’admettre. Jimmy Jazz n’existe pas, tu l’as inventé pour faire diversion, tout comme moi, je t’accompagne sur le chemin de cette douce folie, mais je ne suis rien, si ce n’est le témoin de ta lâcheté.
[À suivre…]