La panoplie

- ÉPISODE 30 -

Se prendre la tête entre les mains, boucher ses oreilles, afin de ne plus entendre, de se préserver des mots qui font mal, de refuser les vérités enfouies. J’aimerais me sauvegarder de celles-ci et quoi de plus aisé que de ne pas les entendre, de refuser leur simple énoncée. La fuite comme arme de défense, une course au loin sans but avéré si ce n’est ne plus être là, à la merci de douloureuses réalités. Mes retranchements sont les leurres accrochés au fil de pêche, ils scintillent, ondulent dans les eaux saumâtres, charment le poisson, le trompent et une fois engloutis, la triste réalité pointe. Je me suis trompé ? Non, je me suis berné, tout seul comme un grand. La lâcheté est l’antonyme du courage, mais ce monde oscille de quel côté ? J’ai fait comme j’ai pu, j’ai suivi mon instinct de survie, et puis, j’en ai assez, je n’ai de compte à rendre à personne.

Le kangourou feuillette cet album photo, source de toutes mes divagations. Je l’ai retrouvé dans cette valise en bois, celle-là même que j’utilisais enfant pour aller à Réalito. Je ne sais plus comment je l’ai découvert, ni même depuis quand, il est en ma possession, depuis toujours certainement. Il détaille les clichés, les uns après les autres, patiemment, tel un stakhanoviste émérite. Il s’est même doté d’une loupe afin de fouiller les arrières plans, de trouver une broutille anodine, à première vue sans véritable importance, mais qui pourrait bien être le point de départ d’une découverte essentielle. Pour parfaire le tableau, il a endossé les habits de Sherlock Holmes, je ne m’étonne plus, à quoi bon, il n’en fait qu’à sa tête, je n’en fais qu’à ma tête.

À nouveau, je me plonge dans la lecture du journal ouvert sur mon bureau. Je remarque un article sur le bien-être au travail, le chapeau est alléchant et je commence sa lecture lorsque Kanye West m’interpelle :

— Joseph ?

— Oui.

— Tu as déjà lu cet article, ricane-t-il.

— Je ne m’en souviens pas.

Faut-il que je sois perpétuellement sous l’attention de cet animal ? Que mes faits et gestes soient épiés, sans compassion, ni même indulgence. Il m’assène ses coups bas sans grand ménagement et je valdingue dans les cordes, les cordes d’un ring sans spectateur, sans arbitre ni même de gong pour sonner la fin du round. J’ai abandonné mes gants au vestiaire, je n’ai pas l’intention de me battre, pas contre lui, pas contre moi. J’aspire à la sérénité, au silence du désert, à l’éternité des souvenirs.

— Tu te souviens de toutes ces photos ? Me demande-t-il, comme si de rien n’était, comme si j’avais déjà oublié sa remarque de tout à l’heure ou plus simplement que je puisse encaisser sans broncher ses railleries. Je suis désormais celui à qui on s’adresse sans ménagement, sans égards, sur un ton condescendant, un brin teinté d’agacement. Je n’ai certes guère envie de jouer le rôle de ce malade amoindri, alors, quoi de plus simple que de botter en touche.

— Non, je trimballe sans doute cet album depuis fort longtemps, peut-être depuis toujours, mais je ne sais plus qui a pris ces clichés, ni même qui me les a donnés.

Il me regarde à travers sa loupe, comme un gamin qui ne peut garder son attention plus de quelques minutes. Le verre grossissant lui mange la moitié du visage, son œil droit est le double de son pendant de gauche, son museau est également scindé en deux. Il a tout de ces monstres qui ornent les édifices religieux, mi-animal, mi-gargouille. Je me réjouis de sa laideur.

— Et ceci ? Me demande-t-il en posant l’album photo grand ouvert sur le journal que je tente de lire.

À mon tour, je me penche sur les Polaroids, soigneusement alignés sous une feuille de cellophane. Aucun ne m’interpelle, ce sont des clichés de moi déguisé en cowboy, je dois avoir dans les cinq ans, je prends la pose, chapeau en arrière, étoile de shérif accroché à la chemise, holster à la ceinture et révolver à amorces dans la main. Je souris à l’objectif, lui offre mes dents manquantes, à cet âge, la vie est encore un jeu, une période heureuse où je peux inventer mille histoires, sans dresser de frontière entre ce que j’invente et ce que je suis. Ce n’est pas ma panoplie qui intéresse le kangourou, il prend un air mystérieux, son regard court d’une photo à l’autre, aidé en ça par la loupe qui ne le quitte plus. Il joue parfaitement son personnage de détective, le souffle suspendu, puis haletant à l’approche de la résolution de l’énigme. Je l’observe s’ébattre, comme à son accoutumé, il en fait trop, il force le trait, heureusement que le ridicule ne tue pas, sinon, il serait six pieds sous terre depuis belle lurette.

— Alors Sherlock ? Tu penses que l’assassin court sur la lande ?

Il lève son museau des photos, je découvre son regard torve, celui des vaches au passage du train. À mon tour, je ricane, je comprends qu’il n’a pas saisi mon allusion au Chien des Baskerville. C’est encore dans le rôle de l’idiot que je le préfère. Ses neurones font des étincelles hasardeuses, il se remet en marche, connecte quelques circuits débranchés, mis hors tension, puis me répond :

— C’est le docteur Watson qui mène l’enquête.

— Oui, pour la plus grande partie du livre, mais…

Je n’ai pas le temps de finir ma phrase. Une odeur âcre se répand dans la pièce, celle du poil roussi. Par la suite, il fait un bond comme si une guêpe sournoise et mesquine s’était posé sur lui, inoculant au passage son venin. Il saute sur place, entame une danse de saint Guy, tourne sur lui-même en agitant une de ses pattes supérieures. Je suis bouche bée, je ne comprends pas ce qu’il lui arrive, ne serait-il pas en pleine mutation ? J’avoue qu’à cet instant, il m’effraye, je crains qu’il ne se transforme encore en je ne sais quoi. Peut-être en sorcier dansant autour des flammes d’un feu vaudou, je m’attends à ce qu’il m’invente un nouveau scénario, une de ces loufoqueries dont il s’applique à m’imposer les personnages plus dingues les uns que les autres. Un halo de lumière dessine sa silhouette, il est l’élu choisi par les cieux. Derrière lui, la lucarne, barrée de tubes d’acier, laisse entrer le soleil, l’interstice est si ténu que ses rayons éphémères ne balayent la pièce que quelques instants. Ce ridicule laps de temps fut suffisant pour traverser la loupe qu’il pointait sans grande attention sur son autre patte, le lécha, tout d’abord amicalement, puis bien sûr, le brula sans vergogne.

[À suivre…]