Dodge 70
- ÉPISODE 31 -
Nous sommes sortis de mon antre et je l'ai accompagné à l'évier dans lequel il a pu passer sa patte sous l'eau froide. La nuit est tombée et comme d'habitude à cette heure, la laverie est bondée. La plupart des clients attendent patiemment la fin de leur programme en scrollant des kilomètres sur leur téléphone portable, tandis que d'autres se détendent à la terrasse du bar et sirotent un verre. Emilio ne sait plus où donner de la tête, il slalome entre les tables, plateau en équilibre sur un bras tendu au-dessus de sa tête. Rosita n'est pas en reste, derrière le comptoir, elle prépare les commandes, remplit des verres d'alcool, des soucoupes d'olives et entre deux, encaisse les clients. J'ai un peu honte de les voir s'activer ainsi et de ne pas les aider, mais ils m'ont mis sur la touche. Je suis au chômage forcé, j'ai beau comprendre que je n'ai plus toutes mes capacités intellectuelles, cependant, il m'est difficile de l'admettre. À ces moments-là, ce qui m'attriste le plus est de ne plus être aux côtés de Rosita. Je suis mal à l'aise, je l'ai toujours épaulé, nous nous sommes toujours soutenus, partagés le fardeau… Aujourd'hui, elle est seule et je m'en veux terriblement.
De son côté, le kangourou continue ses jérémiades, l'eau froide a certes apaisé sa douleur, mais il souffre le martyre et me supplie désormais de l'emmener à l'hôpital. Sans doute au service des grands brûlés, par dépit, je secoue la tête, lève les yeux au ciel et retourne dans mon antre. Il me suit, se tenant sa patte blessée, à le voir, il revient du front où les combats font rages. Sur mon bureau, l'album ouvert à la page des clichés me représentant en panoplie de cowboy attire encore mon attention, notamment l'arrière-plan, un Dodge orange, cabossé, rafistolé. La couleur orange se fond avec la rouille qui ronge le véhicule de toutes parts. Celui ou celle qui a pris cette série de photos possède un certain talent de composition. La couleur criarde du véhicule occupe le fond, ma silhouette ou mon visage cadré de près, contraste à peine avec la violence de la teinte, elle m'engloutit dans ses pigments tapageurs. D'ailleurs, si je m'attarde sur chaque cliché, je finis par disparaitre, m'évaporer, je fais partie de la composition graphique, mais je n'en suis qu'un détail, un élément parmi d'autre, une touche de couleur accolée à d'autre afin de former un tout. Je ne suis donc pas le sujet, ou du moins, ces Polaroids sont à double lecture, moi au premier plan, pour amuser la galerie, et derrière moi ce vieux Dodge, le pick-up de mon oncle Aurel, le frère d'Alessandro. Comme à chaque fois, Kanye West est parvenu à ses fins, je me remémore…
Tout d'abord la chaleur, écrasante, assommante qui me cloue au sol et me ronge toute volonté. Nous sommes un samedi matin, je rentre de l'école, le chemin serpente le long du ruisseau, j'ai faim, j'ai chaud, je suis las, je voudrais déjà être à table et profiter de ce début de fin de semaine. Je maugrée contre ma mère, car elle aurait pu venir me chercher à la sortie de l'école. C'est le week-end, elle ne travaille pas et exceptionnellement, elle aurait pu faire cet effort et m'éviter ainsi les vingt minutes de marche sous un soleil de plomb. Hier soir, mon père n'est pas rentré à la maison, je sais que ça lui arrive régulièrement, il disparait, sans prévenir, et ne donne aucune explication lorsqu'il réapparait. Enfin, devant moi, car elle sait où il passe ses soirées, où il préfère passer ses soirées. Ma mère, comme d'habitude, fait bonne figure, ne montrant aucun ressentiment, mais je sens bien qu'elle est contrariée, qu'au fond d'elle, boue une colère sourde. Mon père prend du bon temps dans une auberge à quelques encablures au nord de Réalito. Elle le sait, parce que fut une période où il l'y emmenait, du temps des roucoulades, comme elle aime souvent lui reprocher. Tout ceci est fini, désormais, il préfère sortir seul, ne plus s'encombrer de sa femme, ni de son fils.
Je marche donc sur le bas-côté de la route, contrarié et de mauvaise humeur, comme peut l'être un enfant de six ou sept ans, lorsque le Dodge orange s'approche de moi et, à ma hauteur, roule au pas, vitre baissée. Une peur terrible m'envahit, je ne reconnais pas les visages du conducteur, ni du passager dont le regard se pose sur moi. Dans ma tête tourne en boucle les mots de mon père, je ne dois en aucun cas monter dans la voiture d'un inconnu. Il me l'a répété maintes et maintes fois, sans vraiment jamais m'expliquer la raison. Je sais seulement que je ne dois pas monter dans le véhicule d'une personne que je ne connais pas. La crainte est effroyable, je suis tétanisé, acculé sur ce bord de route, coincé entre le pick-up d'un côté et le ruisseau de l'autre. Je voudrais m'enfouir, qu'ils s'en aillent, me laisse tranquille, mais je n'ai pas réellement le temps de penser, si ce n'est à cet avertissement d'Alessandro, ne jamais monter dans la voiture d'un inconnu.
— Allez, viens, on te ramène à la maison, me dit le conducteur dont je ne distingue pas très bien le visage dans l'ombre de l'habitacle.
Ces mots ont l'effet d'une bombe, non, je ne peux pas. Il m'est interdit de les suivre, mon père m'a prévenu. Je m'arrête de marcher, le Dodge me suivant au ralenti poursuit sa route sur quelques mètres, puis enfin s'immobilise. Je m'apprête à rebrousser chemin, en courant le plus vite possible, je pourrais leur échapper. On n'a pas idée de terroriser des enfants, qu'ils s'en prennent à des adultes de leur âge, capable de se défendre, je n'ai rien demandé et je n'ai rien fait de mal. Celui sur le siège passager ouvre sa porte et s'extirpe avec peine du véhicule. J'en profite pour déguerpir, je cours comme un animal traqué, les mains agrippées aux lanières de cuir de mon cartable accroché dans mon dos.
— Joseph, cesse tes simagrées maintenant.
Cette voix ? Oui, elle m'est familière, mais je crains un subterfuge de ses deux hommes, alors je cours de plus belle. Ils ne me rattraperont pas, je suis jeune, vif comme un lapin de garenne.
— Joseph, c'est moi.
Cette fois la voix a changé de ton, elle est autoritaire, n'appelle aucune contestation. C'est alors que je cesse ma fuite et me retourne vers eux. Le conducteur du Dodge est également sorti du véhicule, il est aux côtés de l'homme à la barbe de trois jours, au visage défait et au regard cerné par l'abus d'alcool. D'ailleurs, je remarque qu'ils ont tous les deux la mine déconfite, et durant quelques secondes, j'hésite à reconnaitre mon père. Est-il le conducteur ou le passager ? Aurel mon oncle ou Alessandro mon père ?
[À suivre…]