L'alias
- ÉPISODE 24 -
Kanye West affiche son sourire en coin, celui qui est censé me narguer, mais rien n’y fait, je suis serein, je n’entre plus dans son jeu. Depuis que mon cerveau a refait le lien avec la peluche offerte par Alessandro, je le considère différemment, il n’est plus l’incarnation de ma raison perdue, celui par qui je retourne dans ce passé obscur. Enfant, je l’habillais et le déshabillait selon mon inspiration, à la façon des jeunes filles et de leurs poupées. Il vivait des aventures extraordinaires, tout droit sorties de mon imagination de gamin, souvent inspirées par les films en noir et blanc que je regardais à la télévision, ou les couvertures de livres que ma mère ou ses amies lisaient. D’un détail, je construisais des histoires abracadabrantesques, toutes plus farfelus les unes que les autres, c’était ma manière d’ouvrir les portes d’un monde dont je possédais les clés, connaissais les règles et imposais mes désirs. Je suppose que tous les enfants font de même, moi, je n’étais pas différent des autres, j’avais besoin de m’évader, d’inventer des histoires dont Kanye West endossait sa part de gloire. Il était le héros des aventures que je vivais à travers lui, elles étaient mes aventures, en somme, il était mon alias.
Désormais, sa présence me ravit, à quoi bon me battre et refuser la réalité, j’entame sans doute mon dernier voyage et je n’ai plus de temps à perdre. Comme à chacune de ses apparitions, il est affublé d’un nouveau costume ou d’un nouveau déguisement, je ne saurai dire. Là, il porte une veste à grosses mailles que j’imagine être du tweed, un pantalon de golf serré sous les genoux et une casquette de voyou du début du siècle dernier, genre, mauvais garçon de Ménilmontant, un Apache. À côté de lui gît au sol une valise en bois, dotées à chaque coin de cornière en métal. Elle doit être très pratique pour voyager, lorsque le train est bondé, sans place assise réservée. Posée au sol, entre deux wagons, elle se transforme alors en siège de fortune et le trajet devient plus supportable, plus endurable que de rester debout. À chaque début de vacances scolaires, ma mère me flanquait dans l’un de ces tortillards, direction Réalito. Je comprends maintenant ce que tu veux me dire Kanye West. Oui, ce jour-là, je t’ai trahi, je t’ai abandonné, cette valise en bois était juste à ta taille.
C’était mon grand-père qui l’avait fabriquée durant sa période de conscrit. Lors de ses permissions, il en avait assez de voyager debout alors, il avait eu cette idée de valise sur laquelle il pouvait s’assoir. Puis, ne quittant plus Realito, il l’avait remisée dans un coin et finit par me la donner. J’en étais très fière même si je l’admets, elle n’était plus dans l’air du temps et que les autres voyageurs la regardaient d’un œil amusé. Je connaissais le trajet par cœur, Réalito était mon eldorado et plus, je m’en approchais, plus je me réjouissais, tout en gardant à l’esprit que dans quelques jours, lors du retour, cette joie se muerait en peine.
Les premiers mois dans notre nouvel appartement, je ne pensais qu’à Alessandro, seul dans cette immense maison, je l’imaginais se morfondre sous la véranda qui avait abrité nos quelques moments de bonheur. L’envisager ainsi me rongeait, je vivais par procuration sa solitude et je me sentais impuissant. Qu’aurais-je pu faire ? Kanye West partageait ma peine, je me confiais à lui, mais à cette époque, il ne me parlait pas encore. Que pouvais-je faire pour qu’Alessandro ne se sente plus totalement seul, abandonné de tous, lâché par les siens. La solitude est un sentiment terrible, c’est certainement le premier que je découvris dans mon enfance et il ne m’abandonnera plus. Il sera ma seconde peau, ma seconde nature, j’appris à l’apprivoiser, à faire avec et parfois à l’apprécier. À y réfléchir, la solitude est le résultat de l’abandon.
Je décidais de lui rendre sa peluche. Kanye West lui serait assurément bien plus utile à lui qu’à moi. Ça me pinçait le cœur, mais je n’avais pas d’autre solution pour atténuer sa solitude, du moins, c’est ce que mon esprit d’enfant imaginait. Je remplaçais donc les vêtements que ma mère avait soigneusement rangés dans la valise par Kanye West. À peine arrivé à Réalito, je m’éclipsais discrètement de chez mes grand-parents et me précipitais chez mon père pour lui rendre la peluche. Il n’était pas là, ce qui m’arrangeait, car je n’avais pas la force, ni le courage de lui expliquer qu’il se sentirait moins seul si je lui rendais le kangourou qu’il m’avait offert. J’abandonnais Kanye West sous la véranda, bien en évidence au milieu de la table. En me retournant, j'eus cette impression effroyable de le sacrifier, de le livrer à l’abandon. Il était mon seul ami, celui qui pendant les quelques semaines qui précédèrent cet instant avait été mon unique confident, mon âme sœur qui à bien des égards m’avait permis de supporter la nouvelle vie que ma mère m’avait imposée.
Le lendemain matin, mon grand-père me ramena à la gare, il tenta en vain de savoir pourquoi ma valise était vide. Sans vêtements de rechange, mes vacances se terminaient, il m’avoua, la voix chevrotante qu’il était déçu, il s’était fait une telle joie de passer ces quelques jours avec moi. Il avait tout organisé, prévu de m’emmener dans le désert, nous devions récolter ensemble le miel de son rucher… Il me serra fort contre lui, sans doute pour ne pas me montrer ses larmes, le train démarra et me ramena chagrin.
Jusqu’à peu, j'avais rayé de mes souvenirs cet épisode, pas celui de mon grand-père cachant ses larmes, car je garde au fond de moi l’amour qu’il me portait, la vénération qu’il vouait à son petit-fils, mais Kanye West livré à lui-même dans sa nouvelle maison. Je rentrais, m’imaginant mon père en compagnie de la peluche qu’il m’avait offerte. Secrètement, j’espérais qu’il comprenne ainsi que je pensais à lui, que je ne l’avais pas oublié. Les seuls échos que j’eus de cette histoire vinrent de ma mère, Alessandro ne prit jamais la peine de m’écrire, de me remercier, de me rassurer, de me dire qu’il se portait bien ou que je n’avais pas à m’en faire. Quant à ma mère, elle considéra mon geste comme le coup de grâce infligé à son ex-mari. Selon elle, je ne voulais plus rien de lui, c’était pourquoi je lui avais rendu le kangourou. Au fond d’elle, elle jubilait, si un tant soit peu, elle avait eu des remords après la fuite de Réalito, mon attitude confirmait qu’elle avait eu raison. Son fils, de toute évidence, ne voulait plus rien avoir à faire avec son père.
[À suivre…]