Léchés par les vagues
- ÉPISODE 23 -
C'est l'été, mais il pleut, une bruine poisseuse provenant tout droit de l'océan. Je pense que beaucoup vont être déçus, une journée de pluie pendant les vacances n'est plus une journée de vacances. Sans doute, mais la vie le long des plages n'est pas un séjour au paradis, contrairement aux idées reçues, ici, les jours filent comme partout ailleurs. Emilio a sorti les parapluies, les cirés transparents qu'il suffit de plier et de glisser dans une poche prévue à cet effet pour le ranger dans un sac après l'ondée. Hier, journée de beau temps, il a vendu son lot de crème anti UV, de lunette de soleil, dont il n'est pas vraiment sûr de l'efficacité protectrice des verres, tant il ne les vend pas cher. Après tout, il n'est pas opticien, lui, propose, les touristes disposent. C'est ainsi, c'est la loi du commerce, il n'a rien inventé et surtout, il ne se sent pas responsable. Sous couvert de démocratisation, le prêt-à-porter a été inventé, lui officie dans le prêt à jeter. Tout ceci n'est que du plastique dont l'obsolescence est effective dès sa sortie des conteneurs venus de l'autre côté de la planète. Il est conscient de vendre de la merde, pire encore, ses enfants lui reprochent de polluer la terre, d'être un de ces activistes de la destruction mondiale et il a beau argumenter que si les gens n'achetaient pas, il ne les vendrait pas. Rien n'y fait, c'est sa faute, ils hériteront d'une terre brûlée et il ne sera jamais grand-père, car ils n'envisagent pas de faire d'enfant dans ce monde sans avenir. Depuis longtemps, Emilio s'est résigné, ils ne discutent plus de ce sujet avec eux, quand ils auront fini leurs études, qu'il se saigne à leur payer, ils penseront autrement, du moins, il croise les doigts.
Je suis trempé jusqu'aux os lorsque je salue Emilio, à l'abri sous le haut vent de son kiosque. Il semble content de me voir, même si je remarque dans son regard une certaine gêne. Rosita a dû lui parler de mes examens à l'hôpital, il est au courant pour ma mémoire, pour cette réalité qui s'efface. Ne t'inquiète pas, je me souviens encore de mon ami, lui dis-je en l'appelant Helmut. Il me fait de gros yeux, je le laisse mariner, puis j'éclate de rire. Tu es con, me lance-t-il lorsqu'il comprend la blague. Tu n'en rates pas une, par la suite, on se bidonne comme si nous étions encore ces mômes, ces gamins jouant au foot dans les ruelles du barrio. Le temps est passé vite, il en convient tout comme moi. La météo maussade, à la manière du sel exhausteur de goût, s'accorde parfaitement avec la nostalgie, on se regarde un peu gêné, oui, on en est là, tout ceci n'a été qu'une trainée de poudre, un instant suspendu avant l'explosion.
Il finit par me proposer un café, j'hésite parce que son café est mauvais, de la pisse d'âne, lui ai-je souvent dit, mais j'accepte volontiers, sans toute fois cacher mon dépit devant la mixture qu'il me sert. Lui l'aime ainsi, je ne relève plus, on en a déjà tellement parlé. La chaleur de la boisson me réchauffe le corps, je la sens descendre et se répandre de toutes parts. Nous sommes face à l'océan, nos regards accrochés sur les rares courageux qui ont décidé, vaille que vaille, d'affronter les vagues. Leurs cris redoublent d'intensité au contact de l'eau, bien plus fraiche que les jours précédents, mais les rires sont là, puissant, heureux de vivre ce moment inhabituel.
Gamins, Emilio et moi, nous retrouvions d'autres garçons et filles en bout de plage, derrière une ligne de rochers qui nous cachaient des regards adultes. On y apprenait la vie, on y découvrait les filles, leurs charmes secrets, des territoires innocents à conquérir, et bien évidemment on jouait tous des rôles, enfin, je veux dire que l'on ne se présentait pas comme nous étions vraiment. On se sentait obligé d'être un autre, de se dévoiler fort, intraitable, croyant que c'était la seule manière de les séduire, de leur plaire. De leur côté, les filles n'étaient pas en reste et se montraient sous des atours qui nous chaviraient les sens. C'était le temps de l'innocence, ou plutôt le temps de l'apprentissage des faux semblants, le jeu idiot des faire-valoir qui, l'âge avançant, deviendra une règle d'or, une manière de se sentir autre, de se vêtir de cette seconde peau afin de se protéger. De qui ? De quoi ? Sans doute de nous-mêmes. Ce cinéma durera jusqu'à ma rencontre avec Rosita, avec elle, je ne pouvais plus jouer au fier-à-bras, la carapace dont j'avais endossé les oripeaux céda sous son premier regard posé sur moi et je devins un homme.
C'est en rentrant d'une de ces après-midi passée avec les jeunes filles du barrio à l'ombre des rochers que je découvris ma mère dans les bras d'un homme. Ils s'embrassaient, allongés sur une serviette de bain, les pieds entremêlés, léchés par les vagues de l'océan finissant leur course sur la plage. Elle m'avait menti, elle devait aider une amie à faire les cartons de son déménagement et elle se trouvait là, dans les bras de cet homme que d'emblée, je n'aimais pas. Emilio m'avait poussé du coude et désigné du menton ma mère. Je lui avais répondu en haussant les épaules, puis je m'étais mis à courir. Il m'avait emboité le pas et nous nous étions retrouvés sur le parapet du Palacio à la hauteur du kiosque à journaux, dont il achèterait la patente quelques années plus tard.
Je remercie Emilio pour son café dégueulasse, il me tapote le dos sans prendre ombrage de mon commentaire, et me demande si je le rejoins tout à l'heure pour la partie de domino. Je ne pense pas. Je me jette sous la bruine en remontant le col de ma chemise. Je cherche dans mes souvenirs le prénom de cet homme qui embrassait ma mère, celui qui, par la suite, devint mon beau-père. En vain.
[À suivre…]