Les qu'en-dira-t-on
- ÉPISODE 22 -
La pièce est une chambre d’enfant, un lit simple, surmonté d’une bibliothèque et à son pied, deux poufs, l’un rouge vermillon et l’autre vert pomme. Ils entourent une table en plastique sur laquelle est installé un électrophone (une platine pour les plus jeunes). C’est sur cet appareil que j’écouterai les premiers 45 tours des Beatles et plus tard leurs 33 tours, Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club Band, ou encore Abbey Road, ensuite, ce sera sans transition les Sex Pistols, mais ceci est une autre histoire.
Après notre fuite, nous nous rendîmes, ma mère et moi, dans cet appartement, au rez-de-chaussée d’un immeuble de quelques étages. Ce lieu nous attendait, il était notre point de chute, le départ d’une autre vie, qu’elle avait organisée sans m’en parler, préparée dans le plus grand secret. Les premières semaines, je dus m’habituer à la ville, je ne connaissais que les grands espaces, les forêts et le désert. La vie les uns sur les autres m’oppressa rapidement et je mis longtemps à m’habituer à vivre sous le regard permanent d’un autre, ce qui, je le compris plus tard, n’était que le fruit de ma paranoïa, car en ville, personne ne s’intéresse à toi, tu n’es rien. S’habituer à tout est le propre de l’humanité, c’est même sa marque de fabrique, je m’habituais donc, mais au fond de moi et aujourd’hui encore, je garde précieusement, ce sentiment de liberté sans fin que j’avais connu lorsque j’habitais avec mon père.
C’est aussi à cette période que je rencontre Emilio, il fut mon premier véritable contact avec la ville, à travers lui, je découvre la vie dans les ruelles du barrio, les coins secrets, connus seulement des mômes et les différentes bandes du quartier. Par chance, on se retrouve tous les deux dans la même classe, à travers lui encore, je rencontre d’autres garçons de mon âge, je me lie d’amitié avec de nouveaux camarades dont je découvre chez certains la gouaille des gens de la ville, leur arrogance aussi. Je me sens pèquenot, fraichement débarqué de ma contrée reculée, mais je n’en éprouve aucune honte, bien au contraire, j’assume pleinement ma différence, allant parfois jusqu’à forcer le trait. Je suis l’étranger descendu à la ville, celui qui sait que la vie peut être tout autre dès que l’on sort du barrio. Les adultes parlent de la cruauté des enfants entre eux, je n’ai jamais eu à souffrir de la moindre raillerie, bien au contraire, je comprends très vite que ma différence intrigue, qu’elle alimente les interrogations et l’envie d’en savoir plus. Et puis, je dois bien l’admettre, je me suis tellement fermé sur moi-même que j’inspire la crainte. Quiconque tenterait de me chercher des noises, sait pertinemment qu’il récolterait les foudres de ma colère et serait confronté à la sauvagerie qui m’habite. Par la suite, je découvre également que ma singularité ne se cantonne pas seulement à la campagne reculée qui m’a vu naitre, mais aussi à ma situation familiale, je suis cet enfant seul, élevé par sa mère divorcé. Une situation quasi inédite à cette époque-là. Ma mère a osé quitter mon père et affronter au grand jour le patriarcat ambiant. Ce qui, à mes yeux d’enfant, n’a pas de sens, mais la rend exceptionnelle, elle est cette héroïne au torse nu, les cheveux au vent, chevauchant un mustang retors capturé dans le désert et bousculant à son passage tous les préjugés d’une société rétrograde qui ne lui a jamais véritablement offert de place.
Je passe donc mon temps affalé sur les poufs à écouter les Beatles, la face A, puis la B, je change de vinyle, nouvelle face A, B et lorsque tous les albums sont passés sur la platine, je recommence, je réécoute le premier, sans discontinuité, des après-midi entières, jusqu’à temps que ma mère rentre du travail. Je ne m’ennuie pas, les voix de John Lennon, de Paul McCarteney m’emmènent loin, hors de la ville, loin de cette vie qui, au fond de moi, ne me plait pas. J’attends avec impatience les vacances scolaires, mon retour à Réalito, mon grand-père, ma grand-mère… Le désert et ses hordes de kangourous.
Ma mère devient femme sous mes yeux admiratifs. Ce changement se fait petit à petit, ses vêtements ne cachent plus son corps, bien au contraire, ils attirent l’œil, surtout celui envieux des hommes, mais aussi celui réprobateur des mères de familles aigries. Elle invite souvent de nouvelles copines à la maison, c’est ainsi que je découvre ce monde de femme, et même, si je ne saisis pas toujours les raisons de leur fou rire, je sens qu’elles sont libres et heureuses. Les Beatles changent alors de pièce, de l’électrophone de ma chambre d’enfant, ils passent sur la platine du salon, bien plus puissante, bien plus envoûtante. Leurs chansons prennent une autre ampleur, une tout autre dimension, elles chantent à tue-tête sur tous les morceaux qu’elles connaissent par cœur, elles se déhanchent sur des rythmes endiablés, cigarettes aux lèvres et verres d’alcool à la main. Je passe de bras en bras, elles m’apprennent à danser, m’embrassent goulûment, comme si j’étais un fruit appétissant à croquer à pleines dents. Moi, j’enfouis ma tête dans leurs cheveux parfumés, je réponds à leurs sourires déployés, offerts comme une gourmandise à sucer, et puis je sens leurs seins libres rebondir sur mon visage, je suis aux anges. Je parade, je suis le petit mâle inoffensif, le seul à partager leur intimité de femme, leur féminité épanouie sans entraves ni qu’en-dira-t-on.
Oui, je me souviens de ma chambre d’enfant, de ces deux poufs aux couleurs criardes. Je les ai réunis l’un à côté de l’autre, ils forment une banquette qui épouse parfaitement mon corps, dans laquelle je peux m’enfouir en écoutant la musique. Je suis bien, j’attends que le temps file, mon regard se pose sur mon lit, d’où me toise le regard vide de la peluche qu’Alessandro m’a offerte quelque temps avant que nous partions. Elle occupe une place de choix sur mon oreiller, la nuit, je m’enlace entre ses deux petites pattes supérieures, j’y suis en sécurité. Comment ai-je fait pour t’oublier Kanye West, mon kangourou en peluche.
[À suivre…]