Avance, toujours avance

- ÉPISODE 21 -

Je me promène en ville, comme je le fais tous les matins depuis de nombreuses années. Le parcours est toujours plus ou moins le même, je me faufile dans les ruelles du barrio, salue quelques connaissances, bois un café à une terrasse, échange quelques mots avec un voisin ou encore un touriste en goguette. En cette période estivale, ils sont nombreux à chercher un peu de fraicheur matinale dans les rues étroites du vieux quartier. Ils flânent, libérés pour un temps du poids des contraintes de la vie quotidienne. Ils s'intéressent à l'artisanat local, achètent des souvenirs aux marchands du temple, traînent des pieds comme pour repousser le temps, freiner son inéluctable passage et le figent pour l'éternité en photographiant tout sur quoi s'accrochent leur regard émerveillé. Je comprends mieux ce qu'est une vie d'aventurier, chaque instant ne ressemble à aucun autre, chaque minute est unique, les moments n'ont jamais été vécus, ils rassasient l'existence. Les nouveautés, les découvertes à foison sont le remède à l'ennui, à l'aigreur de la routine des jours jumeaux qui passent et filent à la vitesse de l'éclair. Mais l'aventure exige un tant soit peu de témérité, d'audace et parfois de mises en danger, ce qui pour beaucoup est effrayant, inconfortable, alors le train-train journalier est un pis-aller bien plus rassurant, une manière de se protéger des aléas de l'incertain, en somme, fuir l'aventure est la garantie d'une vie terne et sans surprise.

Le long des mûrs, je croise du vert-de-gris, du touriste, je l'ai déjà dit, mais aussi du citoyen, bien docile et discipliné. Avance, toujours avance(*), comme dit la chanson, la métaphore du combat de boxe est parfaite, se battre est le seul indicateur pour m'assurer que mon cœur frétille encore. Je suis allé voir le neurologue en question, il m'a prescrit une liste de médicaments longue comme le bras, maintenant, le plus dur est de ne pas oublier de les prendre. C'est risible, n'est-ce pas ? Je suis obéissant, la maladie s'est installée, elle est sans appel, irréversible comme un aller simple, je dois l'admettre. C'est peut-être ce qui est le plus dur, se consentir à l'oubli, à l'évaporation du présent et de soi par la même occasion. Je ne suis pas encore tout à fait à la ramasse, j'ai encore de beaux restes et je ne veux plus y penser, d'ailleurs ma mémoire ne s'en souvient déjà plus. Qu'il aille au diable ce spécialiste adoubé, je ne l'ai écouté que d'une oreille lointaine, un peu comme la musique mièvre des playlists prêtes à l'écoute sur les plateformes de streaming. Tu vois, je ne suis pas totalement hors-jeu, je connais encore les nouveautés à la mode, non, je ne suis pas perdu dans le désert de mes pensées vieillissantes. À vouloir m'enterrer trop vite, je finis par devenir mauvais, remarque, la rage en a fait survivre plus d'un, alors pourquoi pas moi.

Me battre a toujours été mon leitmotiv, à l'école déjà, l'acharnement, la persévérance était le maître mot, bien avant l'émancipation par le savoir. Sur une échelle de zéro à vingt, combien vaux-je ? Selon tes critères, pas grand-chose, mais selon moi, si tu joues à ce jeu-là, tu n'emporteras pas la coupe. La vérité est ailleurs, les livres ne sont pas l'accumulation du savoir, mais l'apprentissage du bonheur. Et j'ai été heureux, je peux l'affirmer sans honte ou fausse modestie. Mon père m'a lâché, je n'avais pas encore de barbe au menton, je l'ai mis sur un piédestal alors qu'il ne le méritait certainement pas. Pour lui, je me suis coupé de ma mère, toute sa vie, je lui ai fait payer notre fuite de la maison familiale. Va savoir pourquoi j'ai endossé ce costume, j'aurais pu me contenter de vivre, de passer outre ce micmac moche et faire ma vie sans ronger cet os, sans cette rancune reçu en héritage. Alors, mon cher Kanye West, tu veux que je te parle de ma mère ? Allons-y, montre-moi ce polaroid que tu brûles d'envie de me présenter. Il me tend le cliché, les couleurs sont toujours aussi acidulées, il a été pris dans ma chambre d'enfant. Je ne suis pas encore mort, je me souviens…


[À suivre…]

(*) 15ᵉ round Bernard Lavilliers