Déjeuner en paix
- ÉPISODE 20 -
La cafetière est à l’italienne, une machinetta calottée qui sent bon le café fraichement passé, ses effluves flottent dans l’appartement, me chatouillent les narines et me tirent du lit. Les journées commencent toujours ainsi, Rosita se lève la première, prépare le petit déjeuner, puis je la rejoins et nous déjeunons, parfois sans se parler ou alors, on se demande mutuellement si l’on a bien dormi, sans plus. C’est la routine des longs mariages, de la vie commune où, d’années en années, les mots ne sont plus nécessaires et ne sont mus que par l’habitude. À la table de la cuisine, je retrouve aux côtés de Rosita mon ami le Kangourou. Elle ne le voit pas, je le sais, mais sa présence me surprend, jusqu’alors, il était persona non grata dans notre appartement. Ce changement de statut ne me plait guère, la panique est ce sentiment incontrôlable qui te fait perdre la raison, si raison il y a dans cette histoire. Je voudrais qu’il s’en aille, qu’il disparaisse de ma vue, de ma vie aussi. Chose vaine, il est confortablement installé sur sa chaise et me défie du regard. Rosita bâille et me sert un café fumant dans le mug qui se trouve en face de moi, à ma place habituelle. Je tente de l’ignorer, de faire comme s’il n’existait pas, j’entends les toasts bondir du grille-pain, c’est l’occasion rêvée pour me lever de table. Je demande à Rosita si elle en voudra d’autres, non. J’aime autant, plus vite le petit déjeuner sera fini, plus vite, je pourrais m’occuper de Kanye West. À mon retour, il a disparu, nous sommes seuls, juste elle et moi.
— Tu ne sembles pas être dans ton assiette ce matin, que se passe-t-il ?
Je lui mens, tout va pour le mieux, je n’ai pas très bien dormi, effectivement, mais ça va aller. Elle quitte la table et se dirige vers la salle de bain tout en me rappelant de prendre mes médicaments. J’acquiesce sans vraiment comprendre. Des médicaments ? C’est étrange, je n’ai aucun souvenir d’un traitement quelconque. Puis, le kangourou surgit à nouveau, cette fois, je le prends entre quatre yeux :
— Je t’ai déjà dit que je ne voulais pas que tu viennes ici, pas chez moi, je pensais avoir été clair. Je ne veux pas mêler Rosita à cette histoire, laisse-la en dehors de tout ton cirque.
— De quel cirque tu parles ? Je ne fais rien que tu ne décides pas. Là, je me sers une tasse de café, mais je n’aime pas le café, où as-tu vu qu’un kangourou boit du café ? Si ce n’est dans ton cerveau dérangé. Je suis là, à ta demande, rien d’autre. Toutes ces pitreries ne sont que le fruit de ton imagination débordante, de ce côté-là, tu n’as rien à craindre, je me demande même où tu vas chercher tout ça…
J’en ai assez, quand les mots ne suffisent plus pour se faire entendre, il reste toujours les poings. Je lui allonge une droite qu’il esquive en pivotant sur lui-même. Emporté par mon élan, je tombe sur la table la tête la première, renverse la cafetière, la bouteille de lait et je finis ma course sur les toasts beurrés, couverts de confiture. Je me retrouve au sol, emmêlé dans la nappe, ma veste de pyjama est tachée par la boisson répandue et le beurre écrasé sous mon coude. Je me relève difficilement de ce capharnaüm, le kangourou a encore disparu, Rosita, alertée par le boucan, sort précipitamment de la salle d’eau et ne peut que contempler le chaos. Elle me dévisage, cherchant à comprendre la raison d’un tel bazar, puis elle s’esclaffe. Pianissimo au début, ensuite son rire se déverse en un torrent tonitruant. Il résonne, fait échos sur les parois de ma boîte crânienne, je me laisse emporter dans son tourbillon, ma tête chavire, autour de moi tout se dérobe. À quoi bon résister, je me laisse emporter dans ce tumulte, mon corps flotte dans l’air, emprisonné dans des vents mauvais, rien ne peut m’arriver, je dois simplement me laisser porter. Eux seuls connaissent la destination, les affronter ne peut que me mener à ma perte. Quand, ils cessent de gronder, je suis au sol, la bouche envahie de ce sable chaud tout droit levé du désert. Alessandro est là, il git sans vie dans l’eau du ruisseau, il est trop tard, je ne peux plus lui venir en aide…
Lorsque je reviens à moi, Rosita me tient dans ses bras. Elle m’explique que j’ai dû faire une mauvaise chute, que je ne dois pas m’inquiéter, tout va bien désormais. Je scrute la pièce de part en part, où est-il ? Rosita a compris, ne t’inquiète pas, me susurre-t-elle, ton ami est parti, mais il reviendra. Elle me tend mes cachets et un verre d’eau, que j’avale sans poser de questions. Oui, je sais qu’il reviendra, je n’ai aucun doute à ce sujet, il sera dorénavant toujours là, que je le veuille ou pas et il m’accompagnera jusqu’à mon dernier souffle.
[À suivre…]