Oui, mais des Panzani !

- ÉPISODE 19 -

Kanye West me dévisage, il tente de trouver en moi cette faille que je m'obstine à dissimuler depuis tant d'années, depuis toujours, il me semble. Ce qui n'est pas tout à fait vrai, la cicatrice date de la mort d'Alessandro et sans doute de la période qui la précéda, soit de la fuite en catimini de ma mère à sa chute dans le ruisseau. Avant leur séparation, les souvenirs sont radieux, joyeux, certes de temps à autre entachés par les disputes, mais je les chéris, ce sont de bons moments. Ensuite, bon an mal an, je me suis accommodé de ce sentiment d'abandon qui n'a jamais cessé de me clouer au sol. J'écris ces mots empreints d'humilité, car il m'a fallu une vie entière pour le nommer, pour lui donner sens et enfin comprendre. L'abandon n'existe que si tu ne le nommes pas, il est en toi, te gangrène, tu composes avec lui, persuadé que tout humain le ressent, qu'il est partie intégrante de chacun. Mais, je me trompais, il est le symptôme de ce que je n'ai pas osé être, de ce que je n'ai pas osé faire de ma vie. C'est pourquoi je me suis caché, m'abandonnant parfois aux chimères de l'alcool, des drogues et aussi aux affabulations de mon cerveau. Ce sont ces polaroids qui m'ont enfin permis de mettre des mots sur le dégout de moi qui m'a accompagné longtemps, sans doute jusqu'à ma rencontre avec Rosita. Avec elle, je n'ai plus eu besoin de fuir, de courir après la reconnaissance d'Alessandro, je brille dans son regard, elle ne m'abandonnera que lorsque je ne serai plus.

— Tu es prêt pour aller plus loin ?

À mon tour, je pose mon regard sur lui, je n'ai pas remarqué sa soutane ni la barrette qu'il porte sur la tête. Je suis pris de nausée, je crains qu'il ne s'enfonce à nouveau dans une de ses pitreries dont il a le secret.

— Tu as l'intention de me confesser ?

— Tu en as besoin ?

Cette satanée bestiole a réponse à tout, ses réparties sont cinglantes et je n'ai rien à lui rétorquer.

— Où veux-tu que j'aille ? Je suis au bout du chemin, Alessandro est mort, j'entre dans la vie par la porte de service, mais, je vivrai vaille que vaille, peu importe si je pars avec un handicap. Je ne suis pas le premier et ne serai sans doute pas le dernier, c'est ainsi.

Je parle à Don Camillo, ses gros yeux noirs d'animal sont impassibles, n'expriment rien, que dois-je encore découvrir ? Son regard roule au ciel, feignant de percer les secrets du tout-puissant, de l'implorer, afin qu'il me mette sur la route, qu'il me donne, dans sa bonté infinie, un indice révélateur qui me mettrait sur la voie. Des pâtes, oui, mais des Panzani, c'est Don Patillo, l'ersatz de la publicité, il faudrait que j'endosse le costume de son alter égo, le communiste de la série Peppone et enfin lui faire face. La gourmandise est un vilain pêcher, mais ce ne sont que des pâtes, Seigneur, oui, mais des Panzani. Je souris. Est-ce que ce monde est sérieux ? Tout cela n'a plus guère d'importance, je me dissous, je laisse aux fringants le soin d'établir la vérité, souvent la leur. Moi, je suis sur la ligne de départ, je ne me sens plus concerné et je crois d'ailleurs que je ne l'ai jamais été. Alors, cher Kanye West, va pour Don Patillo ou toutes autres singeries, peu m'importe. Je ne te l'avouerai jamais, mais tu commences à m'être sympathique…

C'est alors qu'il s'adresse à moi :

— Et si tu me parlais de ta mère !


[À suivre…]