Quelques centimètres d'eau

- ÉPISODE 18 -

Je m’attends à ce qu’il surgisse d’ici peu. La dernière fois que je l’ai vu remonte à quelques jours, peut-être d’avantage, mais je ne crois pas, le temps n’est plus un ami fiable, il se disloque, je ne le mesure plus. Ce dont je me souviens, sans grande certitude, c’est qu’il était tombé à la renverse, entrainant dans sa chute d’autres chaises, une table aussi et je l’ai laissé en plan, se débrouiller seul dans son mikado de ferraille. Je n’en éprouve aucune culpabilité, ce kangourou a le don de m’agacer, pourtant aujourd’hui, je l’appelle de tous mes vœux, car je sais qu’à travers lui, c’est le fil de mon enfance que je dénoue. Pourquoi me jeter à corps perdu dans mes premières années, alors que jusqu’à encore ces dernières semaines, je m’acharnais à les effacer de mes souvenirs ? Sans doute dois-je admettre qu’elles ont fait de moi ce que je suis aujourd’hui, ce que j’ai été ma vie durant, mais est-ce vraiment ce qui me pousse à remettre à jours ces moments oubliés ? Nos premiers pas sont un écrin à choyer ou pour certain un traumatisme à soigner, mais personne ne peut nier qu’ils sont déterminants pour le reste de son existence.

Il a dû m’entendre l’invoquer, il m’apparait sans bruit, sans tambour ni trompette, Kanye West a le regard sombre et cette fois-ci, c’est un polaroid représentant une mobylette, un modèle d’un autre âge, qu’il me glisse entre les doigts. Je ne cherche pas à comprendre ce qu’il veut me dire, tout est là, je sais à quoi il me renvoie et l’histoire défile dans mon esprit. Kanye West a remarqué mon changement, je ne lutte plus, je ne suis plus en guerre contre lui, contre moi, je suis prêt à découvrir ce que j’ai enfoui au plus profond de mon être.

Cet été-là, la région de Réalito avait été marqué par de nombreuses tempêtes venant du désert. Pendant plusieurs jours, un brouillard de sable s’abattit sur le village, balaya les rues, emportant à son passage tout ce qui n’était pas solidement arrimé. Gamin, je découvrais les différents visages de la nature, charmante lorsque le soleil caressait ma peau, virulente lorsqu’elle changeait d’humeur, se mettait en colère, prête à tout détruire dans son sillon. Pour en revenir à la mobylette, il s’agissait de celle de ma grand-mère, qu’elle n’utilisait plus, mais qui était toujours en état de marche. Je m’ennuyais ferme, mon grand-père s’occupait de son rucher alors que ma grand-mère s’attelait à la confection de fruits au sirop. Je décidais d’emprunter le deux roues et d’arpenter les chemins peu fréquentés, notamment de la police, parce que je n’avais pas l’âge requis pour conduire une mobylette. Je découvrais la liberté, du moins un avant-goût de celle-ci, les cheveux offerts au vent, grisé par la vitesse et sans doute aussi par l’interdit, quand le ciel s’assombrit et le vent se leva. Je ne le remarquais pas tout de suite, je me concentrais sur la conduite de ce nouvel engin, testant son freinage ou son accélération à la sortie des virages. Les sensations étaient inouïes, nouvelles pour moi qui jusqu’alors n’avais conduit qu’une bicyclette. Puis, les bourrasques se firent plus violentes, ce n’était plus un vent chaud qui me fouettait le visage, mais un sable brûlant, m’obligeant à plisser les yeux pour voir la route. Je ralentis, tentant de retrouver mon chemin. Emporté par la griserie de la vitesse, je n’avais pas prêté attention à la direction que j’empruntais, je m’étais juste abandonné à cette toute nouvelle sensation de liberté. L’air devint difficilement respirable, je décidais de m’arrêter et fit une embardée, la roue avant dérapa sur le sable qui s’accumulait sur la chaussée. In extremis, je réussis à redresser ma trajectoire et stoppais l’engin. Sans plus attendre, j’enlevais mon tee-shirt et l’enroulais autour de ma tête, l’utilisant comme cagoule pour me protéger du sable qui ainsi ne pouvait plus s’infiltrer dans ma bouche ou mes narines. Quelques regards jetés autour de moi me réorientèrent, j’étais sur le chemin qui menait à la maison de mon père. Malgré le vent, j’entendais le ruisseau qui grondait dans le contre bas de la route. Je me souviens de ne pas m’être attardé, j’accélérais doucement, il n’était plus question de faire le fou. Je rentrais au pas, les semelles de mes chaussures frottant le goudron pour prévenir de tout dérapage.

Mes grands-parents m’accueillirent avec soulagement, ils s’inquiétaient de ne pas me voir rentrer. Je prétextais ne pas avoir vu la tempête se lever, mais je ne leur racontais pas ma virée en mobylette. Nous restâmes cloitrés dans la cuisine le temps que le déluge de sable passe et puis le soir, après le dîner, nous regardâmes les informations à la télévision.

Le lendemain matin, deux officiers de la gendarmerie frappèrent à la porte et nous annoncèrent que le corps de mon père avait été retrouvé sans vie dans le ruisseau. Là justement où j’avais dérapé et enroulé mon tee-shirt autour de ma tête. Longtemps, je me suis demandé s'il gisait déjà dans ces quelques centimètres d’eau en contrebas de la route, lorsque je me suis arrêté.

[À suivre…]