En milieu hostile

- ÉPISODE 17 -

Rosita prétend que je perds la boule, elle le dit gentiment, mais je sens qu'elle s'inquiète à mon sujet. Plusieurs fois déjà, elle me l'a fait remarquer, j'oublie des choses, je mélange des souvenirs ou je ne me souviens plus de telles ou telles situations de mon passé proche. Mon histoire avec le kangourou, même si je ne lui en parle plus, la perturbe et elle voudrait que je passe des examens, que j'aille voir un spécialiste afin qu'il me donne son diagnostic sur mon état de santé. Je suis dubitatif et minimise ses propos, je prends ça à la rigolade en lui rappelant que je ne suis plus très jeune, qu'à mon âge il est normal d'avoir quelques défaillances de la mémoire, mais je vois bien que je peine à la convaincre. J'ai d'autant plus de mal à la comprendre que j'ai le sentiment au contraire de retrouver la mémoire, mon enfance resurgit dans les arcanes de mon cerveau comme jamais. Alors, pourquoi m'inquiéter ?

Je voudrais la rassurer, lui demander qu'elle ne se fasse pas de bile, je vais bien, la vie continue, mais en vain, je ne suis qu'un sale con, têtu comme une mule. Puis, elle me remémore une histoire que je ne comprends pas, quelques semaines auparavant, elle m'a pris rendez-vous à l'hôpital avec un neurologue très réputé. Pourquoi n'y suis-je pas allé ? Ce n'est pas la peine de lui mentir, sa secrétaire lui a téléphoné pour l'avertir. Je tombe des nues, je suis allé à l'hôpital, effectivement, je m'en souviens, je ne pouvais plus m'assoir, je me suis fait opérer et maintenant tout va pour le mieux. Elle baisse la tête et prend sa voix douce pour me dire que cette opération avait eu lieu deux ans plus tôt. Je n'ai plus envie de discuter avec elle, je la laisse derrière le comptoir du bar, je sens son regard posé sur moi lorsque je traverse la rue.

C'est le moment de la matinée que je préfère. Le barrio s'affaire, les commerçants sont à pied d'œuvre, les ruelles sont bloquées par des Vespas transformées en triporteurs, afin de pouvoir se faufiler dans les méandres étroits du quartier et livrer à la va-vite leur marchandise à même le trottoir sous une huée de Klaxons pressés. Je descends la rue des Gourmettes jusqu'au kiosque à journaux d'Emilio sur le Palacio. Lui aussi est très occupé, une file d'une dizaine de salariés, je les reconnais à leurs vêtements et à leur manière de s'impatienter, attends entre les présentoirs pour encaisser le journal du jour. Je m'assois à quelques pas sur le muret qui sépare le trottoir de la plage. Le soleil chauffe déjà, l'océan se retire doucement, c'est marée basse. Je sors mon paquet de cigarettes ainsi que les polaroids que j'ai rangés dans la même poche de ma chemise. Je m'use les yeux à les scruter dans les moindres détails, ont-ils encore quelque chose à me dévoiler ?

Peu importe, tout ceci n'est plus que passé, je décide de le laisser venir et s'il doit s'imposer à moi, j'aviserai. Face à l'océan, j'observe les vagues se former, s'enrouler et finir leur course sur le sable fin. Le ressac a déversé sur la plage des algues, des coquillages ou encore des bouteilles de plastique venant de, je ne sais où. Elles sont jetées à l'eau par des inconscients, là encore, je leur trouve des excuses, en fait ce sont de gros dégueulasses sans éducation. Il est temps de dire les mots, de nommer sans crainte la réalité de certain. L'horizon est bien plus agréable à regarder, il n'est qu'une ligne floue, hachurant les prémices d'un destin tout autre, un espoir d'éternité. Dans mon dos, le Palacio frémit, voitures, bus, scooters et vélos fourmillent dans tous les sens, est-ce la vie qui s'agite ? Je me sens loin, sans doute à la poursuite de cet horizon qui, plus j'avance, s'éloigne, insaisissable telle une poignée de sable. Il serait aisé de fuir, de laisser en plan cette mémoire qui d'un côté se vide et de l'autre se révèle. Je pense à Rosita, à notre vie commune depuis tant et tant d'années. J'ai peur un jour de l'oublier, de ne plus la reconnaitre, d'être ce fou errant en milieu hostile à chercher en vain une issue de secours, une fin salvatrice.

[À suivre…]