La vie vous joue des tours

- ÉPISODE 16 -

Le temps passant, mon père abandonna toutes idées de nous ramener à la maison. Il baissa les armes, ma mère l’avait renié, il en fit de même, elle n’existait plus, peut-être seuls quelques souvenirs complices, ceux du début de leur rencontre habitaient encore sa mémoire, mais pour le reste, il avait fait table rase. Et, par la même occasion, il m’oublia aussi. J’étais devenu ce renégat qui l’avait trahi, Brutus assassinant César, l’enfant que l’on délaisse, celui qui à ses yeux n’était qu’une extension de sa mère, un traitre, un bout de rien qui ne méritait plus la moindre attention. Comme d’habitude, mon avis importait peu, mais son attitude confortait les pensées de ma mère, j’étais bien dans son camp, j’étais totalement à elle, sans partage. Par la suite, elle ne me parlera jamais de lui, si ce n’est de rares fois pour n’en dire que du mal.

Cependant, mes grands-parents habitaient toujours Réalito et lors des vacances scolaires, ma mère, ne pouvant me laisser seul, livré à moi-même dans le barrio, m’envoyait passer l’été chez eux. Étrangement, ce sont les plus belles années de ma vie, mon grand-père se substitua à mon père alors que ma grand-mère prit tout naturellement le rôle de ma mère. Ce n’est que beaucoup plus tard que je compris, tout ceci n’était que le fruit de mon imagination, je me sentais simplement en sécurité. La vie menée chez eux était stable, réglée par le rythme des repas, des courses au marché, sans bagarres perpétuelles, ni cris venus de la véranda alors que je dormais. L’été passé, je retrouvais ma mère et les copains du barrio. Pourtant, mon esprit restait à Réalito, chez mes grands-parents, non loin de chez mon père, que je n’apercevais que de très rare fois, car je mettais tout en ordre pour l’éviter soigneusement.

Mon père décida de ne plus travailler, de vivre de ce qu’il avait accumulé jusqu’alors, ce qui ne lui garantissait pas une longue existence. Aux yeux de tous, il ne se remettait pas de l’abandon de sa femme et de son fils, pour lui la vie n’avait plus beaucoup de goût. À quoi bon travailler comme un diable et ne retrouver aucun réconfort lorsqu’il rentrait le soir dans cette grande maison vide. Il se mit à boire encore plus que lorsque nous vivions ensemble, mais il ne vint jamais me voir chez mes grands-parents. Nous aurions pu passer du temps ensemble, aller à la pêche ou commencer ce fameux potager, mais rien, je n’existais plus.

La vie vous joue des tours. Ce jour-là, je suis à vélo, sur la route de la frontière. Une voiture me dépasse et se gare sur le bas-côté. Je reconnais le conducteur, c’est un ami de mon père, un des deux frères Wood. Il sait également qui je suis, son sourire est large et découvre ses dents manquantes, il va justement rejoindre son frère et mon père, ils ont organisé un barbecue sous la véranda de la maison. Je n’ai pas vraiment le temps de prononcer un mot, mon vélo se retrouve à l’arrière du véhicule et moi à la place du mort. Il me prédit que ce sera une belle surprise pour Alessandro. Effectivement, mon père et l’autre frère Wood sont attablés sous la véranda et devant la grange grésille une pièce de viande sur les braises d’un braséro de fortune. De nombreuses bouteilles vides jonchent la table, ils sont passablement éméchés et à ce que je comprends ils nous attendent avec impatience, car ils n’ont plus rien à boire. Un instant, je vois mon père sourire, peut-être est-il heureux de ma visite. Je comprends que c’est surtout la vue du cageot dans lequel tintent des bouteilles de vin qui l’animent, puis très vite, il se rembrunit. Je n’ose pas m’approcher de lui, je suis comme tous les mômes qui se retrouvent dans un cercle d’adulte, je suis intimidé. Seul, le frère Wood, celui qui m’a ramassé sur le bord de la route, est heureux de la surprise qu’il fait à Alessandro, il me prend par l’épaule et m’invite à se joindre à eux sous la véranda. Mon père ne dit pas un mot, je ne sais pas s’il est contant de me voir. Je retrouve cet endroit que j’aimais tant lorsque nous vivions ici. Tout est sale, des détritus sont disséminés sur le sol, une odeur de vinasse et de crasse flotte dans l’air et je vois à travers la porte qui mène à la cuisine, une montagne de vaisselle entassée dans l’évier. Je reste à bonne distance de leur table, ils bavardent entre eux comme si je n’existais pas. Sans rien dire, je sors difficilement mon vélo de la voiture et je l’enfourche. Alessandro pose brutalement son verre sur la table et enfin, s’adresse à moi :

— Hé, le fils Green, tu t’en vas déjà ?

Green est le nom de jeune fille de ma mère.


[À suivre…]