In the Navy

- ÉPISODE 15 -

Faut-il m'habituer à converser avec ce kangourou ? Je pense que oui, j'ai baissé les bras, la lutte est harassante et je n'ai plus en moi, la force de m'opposer à lui, du moins au simple concept qu'il existe, qu'il soit réalité. À bien y réfléchir, le fatalisme est reposant, se soumettre simplement aux aléas de l'existence, ne chercher en aucun cas à comprendre ce qui se présente à soi, est apaisant. Je n'ai pas la foi en Dieu, mais j'ai toujours admiré ceux qui en sont imprégnés, s'en remettre à une idole laisse entrevoir la vie sous d'autres cieux. Maintenant, je le comprends et je n'ai plus envie de ricaner quand on me parle de puissance supérieure. L'âge avançant, le rapprochement inéluctable du dernier voyage favorise sans doute la recherche du divin, et puis, il est bien plus agréable de pénétrer l'au-delà en bonne compagnie que de s'envisager rongé par les vers. Cependant, que l'on ne me parle pas de dévotion, je ne suis pas encore atteint de sénilité.

Kanye West m'a apporté un nouveau polaroid, il est sombre et flou comme un tirage de paparazzi. Alessandro est menotté entre deux policiers, l'un a posé sa main sur la tête de mon père afin qu'il ne se cogne pas pour monter à l'arrière de la voiture patrouille. Pour parfaire la scène, le kangourou a endossé l'uniforme de la police d'outre atlantique. Il porte une casquette à visière, vissée à l'arrière de son crâne, affichant ainsi une savante désinvolture. Une chemise noire à manches courtes et une cravate séparent, au niveau de la poitrine, deux larges poches, dont sur l'une pends une paire de Ray-Ban et sur l'autre est accroché un micro relié à un fil torsadé qui se perd dans le vide. Il n'a pas pris soin d'endosser le pantalon. Ainsi, pas de ceinture sur laquelle attacher, les menottes, la matraque, le gaz lacrymogène et l'émetteur-récepteur de la radio. Bref, il fait son cinéma habituel.

Dans la laverie, les deux jeunes amoureux s'affairent à retirer leur vêtement du sèche-linge et l'enfourne sans grande délicatesse dans un gros sac informe, puis en quittant le local, ils m'interpellent par mon prénom et me demande s'ils doivent éteindre la lumière. Je leur fais un signe de la main, ce n'est pas la peine, je les remercie et leur souhaite une bonne soirée. Je perds la mémoire, ils me connaissent, savent qui je suis, mais je n'ai aucun souvenirs d'eux. Quant au kangourou, il les observe s'éloigner, du moins, il fait semblant, car il a glissé sur son museau les Ray-Ban, mais comme chacun le sait, les lunettes de soleil la nuit…

Ce cliché ne m'apprend rien de nouveau, c'est une des rares scènes dont je me souviens. Alessandro nous avait retrouvé, mais ma mère ne voulait pas lui parler. Il est venu plusieurs soirs de suite, la première fois, il était conciliant, puis le refus de ma mère le mit en rogne. Les soirs suivants, il arriva passablement éméché, il réclamait son droit à voir son fils. Ensuite, il sombra en larmes et implora ma mère de rentrer à la maison, lui promettant qu'il allait changer, qu'il s'occuperait mieux de nous, qu'il arrêterait de boire, aussi. En vain, ma mère ne céda pas, il n'était pas question qu'elle lui ouvre la porte, si bien qu'il tenta de la défoncer, faisant un raffut du diable et un voisin appela la police qui vint et l'emmena cuver en cellule de dégrisement.

Kanye West a glissé un cure-dent entre ses quenottes d'herbivore. Comme à chaque fois, il se donne un style, là, il se la joue Al Pacino dans Serpico, ou Victor Willis au sein des Village People, j'ai un petit faible pour cette dernière hypothèse. Je m'attends à ce qu'il me fasse subir un interrogatoire musclé, mais je feins de l'ignorer. Je ne perçois qu'une moitié horizontale de son regard, l'autre partie est cachée par les verres sombres de ses lunettes de soleil qu'il a légèrement descendu sur son museau.

— Ce cliché est censé m'apprendre quelque chose de nouveau ?

Il ne me répond pas et continue son rôle de flic mauvais, il va jusqu'à se balancer sur sa chaise, empruntant les grands airs songeurs et taciturnes d'un policier à qui l'on ne la fait pas. Ses pattes touchent à peine le sol, de leurs pointes, il se fait balancer sur la chaise, des petits à coups réguliers, suffisant pour le maintenir en équilibre.

— Tu m'emmerdes, j'en ai assez de ton folklore…

C'est alors que je me lève avec l'intention de le laisser en plan, seul dans le remake de sa scène de film américain.

— T'es pitoyable en tant qu'acteur, je ne sais pas comment te le dire, tu ne me fais pas rire et j'en ai assez. Allez bonne nuit, je rentre me coucher.

C'est en poussant la porte d'entrée de mon immeuble que j'entends le vacarme. Kanye West est tombé à la renverse, entraînant dans sa chute la table et les chaises avoisinantes. Il s'est emmêlé dans le mobilier de la terrasse, ses Ray-Ban pendent sur son oreille droite, sa casquette jonche le sol à quelques mètres et en tentant de se relever, il a déchiré sa chemise. Je suis las, mais au fond de moi, je l'avoue, il a réussi enfin à me faire rire. Je décide de refermer la porte, de le laisser se débrouiller seul, quand il me lance : 

— C'est ce soir-là que ton père a décidé de mourir !


[À suivre…]