Jeté dans un coin

- ÉPISODE 14 -

D'autres amis se sont joint à nous, Emilio a toujours su fédérer beaucoup de gens autour de lui, je l'admire pour ça. La partie de domino n'est désormais qu'un prétexte pour boire un verre et discuter de tout et de rien. Moi, ce serait plutôt de rien dont je voudrais parler, alors je cède ma place à la table et quitte tout ce beau monde un sourire forcé aux lèvres.

Ces clichés me hantent, ils prennent bien trop de place dans mon esprit, je dois agir, je le sens bien, mais je doute qu'au fond de moi, j'en ai vraiment envie. Qui aime retourner dans ce qu'il a tenté d'effacer sa vie durant ? Qui est prêt à affronter ses vieilles blessures… ? Des blessures qui ne m'ont pas empêché de vivre, de construire ma vie comme tout un chacun et je pense m'en être plutôt bien sorti. D'autres, bien moins chanceux que moi, sont restés cloués au sol, ressassant inlassablement leur mal-être, leur enfance sacrifiée et se sont enlisés, vaille que vaille, dans ce remugle nauséabond où parfois, il est vrai, ils semblent se complaire. J'ai choisi d'oublier, de me délester de ce fardeau que je savais bien trop lourd à porter, vivre ma vie a toujours été ma seule motivation, comme la plupart des êtres vivants peuplant cette planète. Je n'en tire aucune gloire, je ne suis pas mieux qu'un autre, alors, dois-je lever le voile sur cette période de ma vie, maintenant que la fin, je dois l'admettre, est bien plus proche que je ne le voudrais.

Voilà que je parle comme un condamné, l'existence est un marathon, l'important est de tenir, pas à pas, foulée après foulée, avancer. La ligne d'arrivée ne m'apparait pas encore à l'horizon, à moins de me faire renverser par une voiture et de disparaitre subitement, bêtement, comme un con. Non, je suis encore vivant. J'ai bien l'intention de m'accrocher à ce fil ténu, le jeu est de ne pas se faire distancer, d'en garder un peu sous la semelle, quitte à courir en solitaire.

Rosita a fermé le bar, mais la laverie est ouverte toute la nuit et les néons projettent sur la terrasse une lumière blafarde. Un couple de jeune amoureux est assis à une table et attends en se bécotant la fin du programme couleurs délicates. Enfin, c'est le programme que j'imagine, car l'instant est suspendu, ils m'apparaissent fragiles, leur amour est délicat, tous ceux qui y ont goûté le savent. Je ne les connais pas, c'est la première fois que je les vois, ils se mangent le museau avec tant de volupté qu'ils me sont sympathiques. Je m'assois à l'autre bout de la terrasse, sans bruit, loin d'eux afin de ne pas les déranger et machinalement, je sors les polaroids et les étale sur la table. Qu'ont-ils à me raconter ? C'est une histoire du passé, de mon passé. Mon père, seul sous la véranda de cette grande maison vide, la fuite de ma mère, sa crainte de l'affronter. Moi ? Trimballé comme un sac de linge sale, jeté dans un coin et oublié. Jamais, on ne m'a demandé mon avis, mais en avais-je seulement un ? J'entends encore ma mère me demander de garder le secret, de ne pas dire à mon père que nous élaborions notre fuite en catimini… Je ne suis pas un fuyard, jamais de ma vie, je n'ai fui, seul cette fois et je m'en veux. Je m'en veux terriblement et à toi aussi maman.


[À suivre…]