Vague à l'âme

- ÉPISODE 13 -

Les deux clichés sont étalés devant moi. D’un côté, moi, gamin, un baril de lessive rempli de Legos dans les bras et de l’autre Alessandro et le père de Kanye West, attablés, comme je le suis dans ce bar. Il fixe l’objectif et esquisse un sourire franc, joyeux. C’est étrange d’appeler son père par son prénom, au plus loin que je me souvienne, je ne me suis jamais entendu prononcer le mot papa. Après notre fuite de la maison familiale, car c’est bien ainsi que l’on peut qualifier notre départ, je ne l’ai pratiquement plus revu. Ma mère avait profité de son premier jour de vacances estivales pour partir alors que lui était à son travail. Je me souviens parfaitement de ce moment de panique, à la hâte, elle avait fait sa valise, la mienne était déjà prête, cachée sous mon lit. Elle claqua le coffre de la voiture et m’ordonna de monter à l’arrière, elle jetait des coups d’œil hagard dans tous les sens, craignant que mon père, tel le diable, ne surgisse de nulle part. Elle ne se calmera qu’après le premier col de montagne qui nous menait à cette ville que je ne quitterais plus et dans laquelle je ferai ma vie. Pour l’heure, je me réjouissais de cette escapade, je n’avais aucune conscience de ce que signifiait quitter mon père, j’étais excité à l’idée de voir pour la première fois l’océan. Plus tard, à l’âge où l’on commence à s’intéresser à ce qui nous entoure, je me suis mis à la place d’Alessandro rentrant du travail, la maison vide, déserté, sans un mot d’explication. Je compris aussi que ma mère avait terriblement peur de lui, cela me sera confirmé par la suite, et qu’elle n’avait trouvé d’autre solution que de disparaitre à jamais sans donner d’explication. Bien sûr, je faisais partie intégrante de son existence, ce qui était bien pour elle, l’était également pour moi, je n’avais rien à redire, elle haïssait mon père donc tout naturellement, je le haïs à mon tour.

Emilio me surprend dans mes pensées, il s’installe à ma table, pousse mon verre de bière sur le côté et ouvre une boîte en balsa dont il répand les dominos qu'elle contient. J’ai juste le temps de ranger les polaroids dans la poche de ma chemise.

— Une petite partie ?

Je l’aide à retourner les pièces, puis il les mélange en de longs gestes circulaires et les distribue.

— Je ne te dérange pas ? Me demande-t-il en plaçant son premier domino au centre de la table.

— On se connait depuis combien de temps Emilio ?

Il lève les yeux de son jeu, qu’il a ordonné en face de lui.

— Je ne sais pas, ça fait longtemps, je ne crois pas me souvenir de la première fois où je t’ai rencontré. Ta mère et la mienne travaillaient dans la même usine, elles étaient amies, alors tout naturellement, on est devenus copain. Pourquoi ?

— Pour rien, ce soir, j’ai un peu de vague à l’âme, ça me passera. Tu te rappelles, si j’étais un gamin joyeux ?

— Non. Si c’est ça que tu veux savoir, je te le dis comme je le pense, tu étais triste à mourir, chiant comme les pluies d’automne.

Je repose le domino que j’allais jouer et j’attends qu’il en dise davantage. Il poursuit sans trop comprendre le sens de cette discussion.

— Je l'admets, au début, je ne voulais pas accompagner ma mère lorsqu'elle retrouvait la tienne, je m'ennuyais avec toi. Tu ne riais jamais, remarque, sur ce point tu n'as pas vraiment changé. Tu n'es pas ce que l'on appelle un boute-en-train. Tu étais là, sans jamais l'être vraiment, tu avais la tête ailleurs et puis, je dois t'avouer un truc, ma mère me promettait une récompense si je jouais avec toi, alors je me dévouais… Tu te souviens du ballon en cuir rouge et losanges blancs ? C'est grâce à toi que ma mère me l'a acheté. On en a fait de ces parties de foot avec, tu te souviens ?

Sa voix est désormais lointaine, je suis de retour à Réalito. Mon père rentre du travail, l’armoire de ma mère est vide, c’est facile à comprendre, il est seul dans cette maison dès lors bien trop grande pour lui. Est-ce qu’il s’est assis sous la véranda et a regardé le jour se coucher comme nous le faisions tous les soirs ? J’imagine que la nuit tombante n’avait plus le goût des soirées précédentes. Les jours se suivront et ce moment que nous partagions ne sera plus qu’un vague souvenir, un vague à l’âme.


[À suivre…]