L'attente

- ÉPISODE 38 -

Tu te doutes bien, Rosita, que tout cela, je l’ai imaginé. Comment aurais-je pu connaitre les détails de cette rencontre ? J’aurais pu tout aussi bien inventer une autre histoire, plus consensuelle, plus terre à terre, sans sentiments, juste des corps exaltés, de la viande à apaiser. Mais, à vrai dire, je préfère envisager Aurel et ma mère amoureuse, que leur histoire soit romantique, même si je te l’accorde, cette soirée fantasmée baigne dans la guimauve. Les histoires d’amour sont rarement exceptionnelles, enfin, je veux dire vu par les autres, je peux même ajouter qu’elles sont d’une banalité affligeante, la leur, je l’ai envisagé en Technicolor. Un peu comme les films que nous allions voir au ciné-club du vendredi soir, ces vieux films américains que nous adorions. Je me suis inspiré de La fureur de vivre, Natalie Wood et James Dean, ce moment si difficile du passage au monde des adultes dans lequel l’insouciance se dissout et disparaît les années passant. Je ne pense pas être si loin de la vérité, Aurel a fui l’amour pour se plonger dans la guerre et il y est resté plus longtemps que le contrat initial. Deux années n’ont pas suffi à le faire revenir, il a rempilé, refusant toute permission, pourtant méritée. Mais avant de te raconter la suite, je voudrais revenir sur ces lignes que j’ai écrites un peu plus haut. Les histoires d’amour sont rarement exceptionnelles, je ne peux pas te dire ça, pas à toi que j’ai aimé comme un fou, jusqu’au bout de l’histoire et encore à ce moment où je t’écris. Je crois que mon existence t’a été consacrée, sans toi, je n’aurai jamais pris goût à la vie. Tu es ce que j’ai de plus cher, de plus précieux et j’aurais tant aimé que tout cela finisse autrement. Le plus difficile n’est pas de partir, mais de te laisser et pour me donner un peu de courage, je me convaincs que tout ceci n’est que du cinéma, un aléa imposé par, je ne sais qui et pour, je ne sais quelle raison. Toi et moi, nous sommes l’éternité, on se retrouvera et aucune puissance, aussi mystique soit-elle, ne nous séparera.

J’hésite à agrémenter cette histoire de wap-do-wap, de chemises de bowling ou encore de milkshakes. La bande son serait les cuivres de Bill Haley ou encore le rythme saccadé de King Creole. Aurel a pris la mer, dieu seul sait ce qu’il vit, ce qu’il ressent lorsque la terre s’efface, que le rivage devient ténu, flou et disparait. Pour ma mère, ses pensées sont toutes à elle, il ne peut pas en être autrement, car elle aussi ne se défait pas de lui, il l’habite tant et tant qu’elle ne peut se séparer de son visage, de ses mains posées sur elle. Le temps passant n’atténue rien, elle se refuse à sortir, de voir du monde, de se changer les idées, comme si elle aussi devait se priver de vivre parce que celui qu’elle aime est seul en mer, bientôt en guerre. De temps à autre, Alessandro passe la voir, l’emmène au drive-in, lui offre des glaces. Elle retrouve dans son regard un peu d’Aurel, de son sourire aussi. Comme elle, il n’a pas de nouvelles de son frère, il n’a pas encore rejoint sa base, il ne s’est écoulé que quelques semaines depuis son départ. Qu’elle ne s’inquiète pas, elle recevra bientôt une lettre, il en est certain.

La vie est sournoise, je crois que c’est le mot qui lui sied le mieux. Bien sûr, je peux encore enjoliver les choses, ma mère serait cette princesse endormie, attendant le baiser de son vaillant soldat enfin revenu, enfin toute à elle. Mais qui croit encore aux histoires de prince charmant ? À part peut-être elle, et sans doute aussi quelques autres jeunes écervelées, qui, comme elle, sont suspendues aux rêves les plus fous d’une vie dont elles ne maîtrisent plus rien, toute dédiée à l’être chéri, ce va-t-en-guerre absent. Par moment, elle lui en veut de l’avoir laissée, elle se sent abandonnée, c’est long, deux années, alors que son départ est si proche et le temps ne file pas. Elle pense même qu’il s’est arrêté, figé pour ne plus se dérouler, l’attente est un poids que certains jours, elle n’a pas la force de porter. Alessandro est son meilleur soutien, sans lui, elle ne serait pas assez solide pour supporter cette absence. Rien ne l’enchante, elle mange sans appétit, par simple survie, ses parents s’inquiètent aussi pour elle, ils ne la reconnaissent plus. Sa métamorphose est inquiétante, mes grand-parents sont démunis devant leur fille qui s’obstine dans un mutisme effrayant, têtu et hargneux. Le dialogue ne se fait plus, ce n’est plus la fille chérie qu’ils ont vu grandir, elle est une étrangère en contrée hostile et ils sont devenus ses ennemis. Seul Alessandro est toléré, ils se voient de plus en plus souvent, il est son réconfort, certains diront un pis-aller, l’ultime lien avec celui qu’elle attend obstinément. Cet amoureux fou, perdu au loin, qui l’a oublié, alors que c’est maintenant qu’elle en a le plus besoin. On l’avait prévenu, les hommes sont des lâches, ils ne connaissent que la fuite, se perdent d’aventure en aventure jusqu’à plus soif. Non, Aurel ne fait pas partie de ceux-ci, lui est droit et ne la laissera jamais, mais il n’est pas là et comme chacun le sait, les absents ont toujours tort.

Petit à petit, elle se rapproche d’Alessandro, elle aime ses attentions délicates, sa manière de la réconforter, de lui promettre qu’un jour tout s’arrangera. Elle voit bien aussi, qu’il ne la regarde plus comme avant, elle discerne dans son regard des étincelles de tristesse, de résignation, car il ne lui avouera jamais. Une femme sent lorsqu’elle est désirée. Ignorer le désir d’Alessandro serait perdre le seul être qui la comprend, le seul ami avec qui elle peut partager ce qu’elle ressent. L’amitié n’est pas une étape avant l’amour, ce sont des sentiments qui évoluent en parallèle, deux lignes droites qui se côtoient sans jamais se croiser. Elle l’a toujours su et pourtant elle n’en a pas tenu compte, mais pouvait-elle faire autrement ? Alessandro sera, tout d’abord, son confident, celui à qui elle avouera sa détresse, qui prendra à bras-le-corps son problème, ensuite, il deviendra son mari et reconnaitra l’enfant qu’elle porte dans son ventre.

[À suivre…]