L'espérance
- ÉPISODE 37 -
Un samedi soir sur la terre rouge du parking de l'Hacienda, le restaurant-bar-discothèque au nord de Réalito. C'est l'été, il fait encore jour, les voitures sont alignées les unes à côté des autres, au bout de la rangée, le Dodge orange d'Aurel. Les fenêtres de l'habitacle sont baissées, il fait chaud, l'air est brulant et son sang boue, ses sens sont à la renverse. Il découvre, pourtant il l'a de nombreuses fois envisagé, mais ses rêves s'avèrent être bien en dessous de ce qu'il vit à cet instant, le corps d'une femme. Belle à ne plus en finir de le retourner, de le secouer, belle à lui cramer les sens, lui effacer le cerveau. Il n'a pas fait grand-chose, elle lui est tombée des cieux sans qu'il ait eu besoin de la charmer, elle lui a broyé la raison et il se rend à elle. Leur corps est un amas flétri de vêtement à peine défait, laissant l'essentiel à embrasser, à sentir, à mordre entre deux frénétiques convulsions. Il se sent sauvage, animal féroce déployant une bestialité qu'il ne se savait pas capable d'affronter. En vain, il tente de revenir à la douceur, mais il cède à cet âpre désir barbare qu'il ne maîtrise pas, qui le submerge crescendo jusqu'à l'explosion et la douce descente accompagnant les âmes étreintes. Ils restent longtemps collés l'un à l'autre sans se dire un mot, les organismes deviennent souples, perdent la tension des muscles, réclamant leur dû. Ils découvrent enfin l'odeur des corps assagis, les souffles alanguis ont remplacé les râles et les douces promesses du plaisir désormais assouvis.
Aurel se sent idiot, il ne savait pas que cela se passait ainsi, après la jouissance, il découvre les remords, sa bestialité lui fait honte, mais elle se blottit entre ses bras, douce et câline, alors il les réprime. Contre elle, il est comme un enfant, la suite le démunis, les gestes tendres sont encore la meilleure façon de reprendre contact avec le présent. Ses doigts courent sur son visage, tu es belle, elle lui sourit et l'embrasse une nouvelle fois. Puis, c'est l'instant pathétique de se remettre en ordre, remonter son pantalon, fermer les boutons, chercher un sous-vêtement perdu sous le siège. Tout ça se fait dans la bonne humeur, quelques rires s'échappent, masquent la pudeur revenue qui pourtant avait volé en éclats quelques instants auparavant. Aurel se dit que c'est mieux ainsi, le mystère s'installe à nouveau, mais le goût de la jeune femme restera à jamais sur ses lèvres, il sera le souvenir de ces quelques minutes et sans doute aussi, sera cette envie de "reviens-y". Le désir reviendra, il montera en flèche à chaque fois qu'ils se regarderont. Ils auront ce secret en partage et il se lira dans leurs regards, eux seuls sauront ce qu'il signifie et puis la tension à son apogée, ils s'abandonneront encore. Le feu ne s'éteindra seulement après satiété, comment pourrait-il en être autrement lorsque deux êtres s'aiment, se désirent à l'overdose.
Cette histoire est somme toute banale aux yeux de ceux qui l'ont déjà vécu, mais la première fois, que ce soit pour Aurel ou un autre, sera toujours dans les souvenirs, indélébiles à jamais. La vie coulera, se répétera et parfois même s'oubliera, ce qui n'est pas bon signe, cependant la première fois reste à jamais la découverte d'un monde, fantasmé jusqu'alors, où tout est à établir. Elle marche devant lui, pieds nus sur la terre sienne, sa paire de sandales pendues aux bouts de ses doigts. Elle est légère, chavire au rythme du vent chaud tout droit venu du désert, son regard ne la quitte plus, elle flotte dans la nuit à peine tombée. Un feu follet perdu dans les lumières de l'Hacienda, les bruits de discussion sans gêne, les rires gras et l'odeur de l'alcool éventé. C'est un samedi soir sur terre, la jeunesse passe, les amours se cherchent, se trouvent et de temps en temps se trompent. Aurel, la tête à l'envers, ne sera plus jamais innocent, il ne pourra plus dire qu'il ne savait pas. Mentir n'est plus une option envisageable, il a goûté à cet instant vrai et il sera à jamais ce nouvel homme. Il la laisse filer devant lui, se perdre entre les tables, se faufiler entre les groupes de jeunes hommes dont les yeux cherchent les siens. Elle avance sans les remarquer, elle aussi est ailleurs, cette agitation est un décor lointain, un doux murmure au loin, tellement anodin.
Aurel se hisse sur un tabouret de bar, aux côtés de connaissances de son âge. Le comptoir est pris d'assaut, verres vides ou à demi pleins, le parsèment d'éclats colorés, tombés de lampes tamisées au-dessus des têtes de consommateurs guillerets. On l'interpelle, le sollicite à entrer dans la danse de ce vacarme, ce tourbillon de joie hebdomadaire où chacun se lâche après une semaine de dur labeur. Sa seule réponse est son sourire absent, il ne prête pas attention aux mots qu'on lui adresse, quand bien même, il tenterait de s'y intéresser, il ne pourrait formuler aucune phrase tant il virevolte ailleurs dans des nuages de ouates saisissantes. De temps à autre, il cherche dans la salle enfumée la jeune fille. Ils se retrouvent parfois, alors, le silence se fait, plus rien n'a vraiment d'importance. Ils sont seuls sur une île perdue, le monde ne les touche plus, le leur est à construire. Puis, à nouveau, ils se perdent, emportés par l'enthousiasme de ceux qui les entourent, qui se désinhibent le temps avançant. C'est la valse des sentiments enfouis, le tango des regrets, car tout ceci n'a plus de sens, Aurel le sait. Toutes les guitares du monde peuvent jouer leur sérénade, tous les cœurs des femmes à prendre peuvent éclore sur les balcons andalous, lui demain matin à l'aube, il sera au port. Il est volontaire pour partir à la guerre, alors qu'il vient de rencontrer l'amour. Elle lui a promis de l'attendre ces deux longues années, il lui a répondu qu'elle fasse sa vie, il ne reviendra peut-être pas ou seulement les pieds devant. Quelle connerie !
Au petit matin, en passant la passerelle, Aurel ne s'est pas retourné, le destroyer se nomme L'espérance.
[À suivre…]