Les oubliettes
- ÉPISODE 36 -
On se régale. Kanye West bâfre bruyamment, il est à l'aise, le pacha des lieux. Entre deux bouchées, il répond à l'intérêt qu'on lui porte et à chaque fois, il relance la discussion en posant à son tour des questions. Oui, nous avons quitté la ville en fin d'après-midi, vous vous êtes déjà promené sur le Palacio ? C'est la plus belle avenue en bord de mer de la région… Après toutes ces années, je savoure ce moment de retrouvaille. Ma mère nous a préparé de nombreux plats qu'elle pose sur la table de la véranda, aidée en cela par ma grand-mère et mon oncle Aurel. Alessandro ouvre les bouteilles et remplit les verres en riant. Nous profitons de la soirée, le kangourou est ravi, mon grand-père est aux anges, je suis heureux. Je suis le centre d'intérêt de tous. Raconte-nous ce que tu fais. Es-tu marié ? Pourquoi ne t'accompagne-t-elle pas ? As-tu des enfants ? Je ris à chacune de leurs interrogations, mon père m'écoute attentivement, ses yeux brillent, il est fier de moi, heureux de me retrouver. Ma mère tends l'oreille pour ne perdre aucune de mes paroles tout en s'activant à chercher dans la cuisine ce qui manque encore sur la table. Ma grand-mère, en nous rejoignant, me caresse les cheveux et une fois assise, me presse le genou. Bien plus que les mots qui, parfois, la mettent mal à l'aise, elle préfère le contact physique pour faire passer ce qu'elle ressent. Elle m'aime, je n'en ai jamais douté.
Aurel est assis en face de moi, comme les autres, il me sourit, mais il ne me pose pas de questions. Rien ne lui vient. Il n'a jamais été un grand causeur et nous nous connaissons à peine. Il a toujours été le grand absent de notre famille, celui qui gravite tout autour, mais qui n'a jamais pris le temps de s'y intégrer. D'ailleurs, il est seul, sans femme ni enfant, je crois qu'il n'a jamais eu que son frère Alessandro comme seul véritable proche. Il s'est engagé très tôt dans l'armée, il a bourlingué de longues années sur tous les continents, partout où le sang coulait. Je crois que la guerre lui a fait découvrir le monde sous un jour que peu de personnes connaissent. Il n'en parle jamais où balaie le sujet d'un revers de main lorsque quelqu'un le questionne. La guerre ne se raconte que dans les livres ou sur pellicule hollywoodienne, un spectacle pour ceux qui vivent bien au chaud à l'arrière du front. Ce que je comprends, l'horreur ne se dit pas, elle se vit tant bien que mal, alors à quoi rime cette curiosité malsaine de ceux qui veulent des détails sur les atrocités commises par nos semblables.
Rosita, en lisant cette lettre, tu découvriras l'existence de mon oncle Aurel. Je peine à trouver les mots, car il m'est difficile de parler de lui. Si tu veux savoir la tête qu'il a, tu peux feuilleter l'album photo que je t'ai laissé à côté de ces quelques lignes. Il est sur la dernière page, le polaroid sur lequel je porte la panoplie de cow-boy, je tiens la main de mon père Alessandro, Aurel pose à nos côtés devant un vieux Dodge orange des années soixante-dix. J'imagine ta surprise et je devine, d'où je suis, ce que tu te dis. Je dois aussi te parler de cet album photo qui en fait n'a rien de bien extraordinaire pour celui qui le découvre. Nous avons tous au fond de nos tiroirs ces souvenirs figés à jamais et qui n'ont de valeur que pour celui qui les détient. Mon grand-père, peu avant sa mort, me l'a légué et je l'ai remisé dans un coin, afin de l'oublier, sans jamais oser le jeter. Ce n'est pas l'envie qui m'a manqué, enfin, les premiers mois, puis, je l'ai tout simplement effacé de ma mémoire, comme tout le reste d'ailleurs. Les histoires de famille sont parfois difficiles à comprendre, lourdes à porter. Ce fardeau, je l'ai endossé toute ma vie, sans jamais t'en parler et pourtant tu auras été la seule à qui j'aurai pu me confier. Mais comment pouvais-je te le dire alors que je ne voulais pas l'entendre. Les petits arrangements avec sa conscience dépassent l'entendement et leurs conséquences peuvent déclencher des orages d'incompréhension. Tu te souviens de mon effarement devant les menteurs ? Le mensonge passe encore, je n'ai jamais été un père-la-pudeur, mais je n'ai jamais compris comment ils s'y prenaient pour ne pas se mélanger les pinceaux. Inventer une vérité à chaque situation, à chaque interlocuteur, est un art en soi. Comment s'y retrouver dans un tissu de mensonge savamment tissé ? Comment agencer ses relations avec ceux qui nous entourent, si à chacun, l'histoire est différente ? Si bien que je décidais pour ma part que la vérité ne pouvait être que le seul fil conducteur de ma vie et je suis passé à autre chose, le cœur serein, l'esprit léger. Sauf que pour cet album photo et l'histoire qui l'accompagne, j'ai dérogé à cette règle que je m'étais imposée. J'ai menti par omission, à toi, mais aussi aux autres et à moi en premier lieu. Il m'était plus simple d'oublier, de me convaincre que tout ceci n'avait jamais existé, sinon j'aurais dû admettre que cette famille m'avait menti durant toutes ces années. Et je crois que c'est ce qui m'a fait le plus mal. Passe encore que mes parents se soient déchirés, que mon père m'ait abandonné, que ma mère m'ait astreint à la ville et à son nouveau mari, ils le savaient tous. Ils étaient tous dans la confidence, me jouant la comédie à l'unisson et je ne leur trouve aucune circonstance atténuante. C'est ce qui a été le plus difficile à accepter, découvrir que je baignais dans un bain de mensonge savamment entretenu par tous. Rosita, tu me reprochais souvent de n'avoir confiance en personne, mais comment s'en remettre lorsqu'on t'a menti. La trahison est un vilain mot et les traîtres sont ce que cette humanité a créé de plus laid. Heureusement, je t'ai rencontré, avec toi, j'ai su que la confiance n'était pas un vain mot. Ça m'a fait un bien fou, le monde enfin s'est illuminé et je n'ai plus voulu voir ce passé de mes jeunes années. Alors, j'ai tout jeté dans les oubliettes, là où les squelettes s'entassent pour l'éternité.
[À suivre…]