On s'est bien poilé
- ÉPISODE 39 -
La suite, je l'ai déjà racontée, la suite, c'est moi. Aurel est rentré de la guerre des années bien plus tard, la vie s'était arrangée sans lui, mais les rancœurs étaient là, ineffaçables et son retour ne changea rien, si ce n'est que toute ma famille s'installa dans le mensonge sous prétexte de me protéger. Je pense même que ma mère a espéré sa mort, que son corps ne soit jamais retrouvé, enseveli sous les bombes, déchiqueté par le tir d'un mortier en pleine jungle. Ainsi, même ses restes ne serait jamais de retour à Réalito.
Ce n'est qu'à la mort de mon grand-père que je compris. Après l'enterrement, ma grand-mère m'attira dans une pièce, à l'abri du regard des autres et me remit ce fameux album photos. Mon grand-père l'avait soigneusement préparé pour moi, toutes les réponses à mes questions se trouvaient dans ces clichés. C'était sans doute aussi sa manière à lui de s'excuser d'avoir participé au mensonge collectif, mais à vrai dire, jusqu'alors, je ne me posais pas de questions et c'est plutôt l'inverse qui s'est produit. Je me suis mis à essayer de comprendre ce que mon grand-père tentait de me dire, quels mystères se cachaient derrière ces polaroids aux couleurs désuètes. Il voulait lever le voile sur Aurel, afin que je comprenne le désastre de mes parents, le manque de reconnaissance d'Alessandro, cette vie dans laquelle chacun m'a trimballé comme un fardeau, alors que je n'avais rien demandé. Et puis, qu'est-ce que ça change ? Aurel ou Alessandro ? Même à deux, ils n'ont pas été capables d'être un père à part entière. Rosita, tu sens ma rage monter ? Je n'allais pas la laisser squatter ma vie, si elle m'avait envahi, je ne t'aurais certainement jamais rencontrée, je me serais putréfié de l'intérieur et rien n'est pire que de sentir les vers vous ronger, patiemment, méthodiquement. Je n'ai probablement pas fait le bon choix, comme d'autres, j'aurais pu affronter cette rage, la combattre et trouver une solution pour vivre avec, sans qu'elle me mine. Je ne l'ai pas fait, j'ai préféré l'oublier, m'y confronter, c'était encore la faire exister, lui octroyer une importance qu'elle ne méritait pas. Aurel n'a jamais existé, je n'ai pas eu de père, quant à ma mère ? Le point d'interrogation est encore la meilleure réponse.
Rosita, je m'applique à t'écrire cette lettre qui sonne certes comme un au revoir, mais les phrases s'alignant les unes derrières les autres, je constate que j'ai retrouvé ma lucidité. Suis-je vraiment à raison perdue ? Je crains que le doute ne soit qu'un leurre afin de dissimuler ma peur et puis, voilà pas que Kanye West me tapote l'épaule. Il me rappelle qu'il est l'heure de partir, qu'au loin le jour se lève, ce sera encore une belle journée.
Sous la véranda, ils sont tous là et le seul à arborer fièrement un sourire est encore le kangourou. Il s'est enrubanné la tête d'un chèche bleu, celui des hommes touaregs et d'une tunique noire bien trop ample pour lui. De dos, il ressemble à un être humain, enfin, tant qu'il ne saute pas, sinon l'illusion est parfaite. Aurel et Alessandro sont en retrait et ma mère est juste derrière mes grand-parents qui eux affichent un sourire de circonstance. J'hésite à les serrer une dernière fois dans mes bras, mais mon hésitation est de courte durée. Ma grand-mère m'enlace, mon grand-père nous rejoint, puis c'est ma mère et enfin les deux frères, ces illustres inconnus. Il est trop tard pour les haïr, les accabler de mes reproches, après tout, ils ont fait ce qu'ils ont pu. Je n'ai pas à les juger, l'heure n'est plus aux règlements de comptes, au contraire, c'est le temps de l'apaisement, peut-être du pardon. Nous formons un amas de corps, une mêlée humaine en fusion, ma famille m'entoure une dernière fois. Elle est ce que je suis, j'en suis le fruit, que je le veuille ou non. C'est ainsi.
Je les quitte sans me retourner, Kanye West sautille à ma droite, il s'emmêle les pattes dans sa tunique trop ample et chute. Son chèche bascule sur son museau et lui cache un œil. Il fallait bien qu'il se fasse remarquer une dernière fois, le dernier gag avant d'entamer la montée de la colline. Je me retourne vers la véranda pour partager avec eux sa dernière facétie. Ils ne sont plus là, ils ont disparu, ils se sont éclipsés et je découvre que la terrasse sous la tonnelle est toujours aussi délabrée, rendues au temps passé, aux souvenirs d'une vie ancienne. J'aide mon copain le kangourou à se relever, il réajuste son chèche et par la même occasion, je découvre que son crâne est bleu. La teinture de l'étoffe, sans doute mal fixée, a déteint sur ses poils ras. Ah Kanye West, tu n'en rates pas une.
Je me souviens sans faille du petit sentier qu'il faut gravir. Le jour se lève, le soleil n'est pas encore au rendez-vous, il doit certainement faire la grasse matinée. Je ne sais plus depuis combien de temps, je n'ai pas emprunté ce chemin, une éternité sans doute, mais rien n'a changé. Je suis toujours ce gamin en culotte courte, j'écarte à mon passage les quelques branches qui me barrent la route et sur les derniers mètres, j'active le pas. Enfin au sommet, je découvre devant moi le désert qui se déverse jusqu'à l'horizon. Le soleil a repris du service et m'accueille de ses rayons triomphants. À nous deux mon ami, j'ai fait ce long voyage pour t'acclamer, plus rien ne me retient ici et comme je te l'avais promis enfant, je suis de retour. Kanye West arrive enfin au sommet de la colline, il est essoufflé. Je me retourne vers lui et le dévisage tendrement. Merci Kanye de m'avoir accompagné jusqu'ici, je t'en suis très reconnaissant, mais dès lors, je dois poursuivre ma route sans toi. C'est seul que je dois parcourir cette dernière ligne droite. Il acquiesce, puis il ajoute ces quelques mots, on s'est bien poilé tous les deux. Oui Kanye West, on s'est bien poilé… C'est insouciant que je dévale la colline vers les premières dunes, ensuite le désert m'engloutit et je ne lui oppose aucune résistance.
[À suivre…]