Épilogue
- ÉPISODE 40 -
Au bout de la place des Gourmettes, plus précisément, à la terrasse du bar qui jouxte la laverie, une fête bat son plein et Rosita, pour une fois, ne court pas dans tous les sens pour assurer le service. Un verre de Proseco à la main, elle navigue de petits groupes en petits groupes, n'omettant personne, saluant personnellement chacun et chacune, les remerciant pour leur présence et leur soutient indéfectible durant toutes ces années. Quand on lui demande ses projets pour la suite, elle botte en touche, elle ne sait pas encore ce qu'elle va faire, la vente du bar et de la laverie l'a beaucoup accaparée ces derniers temps et elle n'a pas vraiment songé à sa nouvelle vie. Voyager semble la réponse immédiate, mais elle n'en est pas bien sûr, elle doit tout d'abord réapprendre à vivre, du moins apprendre à vivre seule, sans Joseph. On lui dit également qu'elle manquera à l'union des commerçants, sans elle, les fêtes n'auront plus la même saveur, encore une fois, elle les remercie, sachant au fond d'elle que nul n'est irremplaçable. Comme pour tout, le temps fera son œuvre, il gommera les manques, atténuera les douleurs, pour ne laisser en fin de compte que les souvenirs. À chacun d'éviter de tomber dans une amère mélancolie, de se rappeler les bons moments sans s'effondrer. Sourire au temps révolus est encore la meilleure façon de garder au chaud sa mémoire, de redonner vie à ceux qui vous manquent tant. L'absence, au début, est un poids que seul un dieu comme Atlas peut porter. Sur ce plan, Emilio l'a beaucoup soutenu et même si elle savait la fin imminente, qu'elle s'était préparée au départ de Joseph, le moment venu, le monde s'effondra. Il s'écroula dans un tonnerre d'éclairs, toutes plus déchirantes les unes que les autres, elle perdit pied, sombra dans les eaux troubles d'un océan de tristesse, de rancœurs, d'injustice. Le cocktail fut nocif, mais elle le but jusqu'à la lie, elle en redemanda encore et encore, jusqu'à plus soif, à s'en rendre malade, à vomir tripes et boyaux. Puis, un beau matin, elle se réveilla, les vents s'étaient tus, ils rugissaient au loin, elle percevait encore leur souffle, mais elle n'était plus dans la tourmente. À chaque instant, Joseph l'avait accompagnée, l'avait soutenue et promis des jours meilleurs.
Un temps, elle lui en voulut, elle s'est sentie abandonnée par celui qu'elle a toujours aimé, puis elle comprit son geste, elle aurait seulement espéré lui dire adieu, un peu comme sur le quai d'une gare. Là encore, Joseph l'avait épargnée, protégée d'une lente disparition, d'un au revoir qui n'en finit plus. Il a préféré disparaitre sans préavis, sans pleures déchirantes, sans se montrer perdu, hors du monde, devenant bien malgré lui un inconnu. Elle le reconnaissait bien là et la colère des premiers jours s'estompa à la lecture de sa lettre d'adieu, à la découverte des polaroids dans l'album photo. Elle se contenta de les détailler, de scruter les arrières plans, les décors ou encore les vêtements de chacun, comme pour en savoir encore un peu plus sur l'homme qu'elle a toujours aimé et qui l'accompagna toutes ces longues années.
La soirée l'ennuie un peu, Joseph lui manque, elle aimerait croiser son regard, le retrouver faisant bonne figure devant untel pour qui, au fond de lui, il n'avait guère d'estime. Il honnissait les mondanités, les ronds de jambes et se pliait au jeu seulement pour elle, pour lui être agréable. Ce n'est qu'à l'arrivée des nouveaux propriétaires qu'elle se sentit délestée d'un poids dont elle ne mesurait pas jusqu'alors la charge. Elle les accueillit et les présenta à l'assemblée, l'heure était venue de laisser sa place, plus personne ne s'intéressa à elle et au fond, elle se sentit soulagée. Elle s'éclipsa le cœur léger, non sans saluer Emilio qui la serra fort dans ses bras et lui souhaita bon vent.
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Le lendemain matin, elle s'en alla vers Réalito au volant du vieux pick-up de Joseph. Avant de partir, cette fois pour de bon, elle avait encore une dernière chose à réaliser. Ensuite, elle serait libre comme le vent, dénuée de tout attachement, riche de ses seuls souvenirs. Durant tout le voyage, elle se passa en boucle le postscriptum de la lettre de Joseph. Il ne l'obligeait en rien, bien au contraire, il lui laissait le choix, mais elle savait parfaitement que cette ultime phrase avait le goût d'une dernière volonté. Elle se gara devant la maison d'Alessandro qu'elle connaissait déjà pour y être venue plusieurs fois en compagnie de Joseph. Elle n'aimait pas cet endroit, dans l'air flottait de mauvaises ondes qui la mettaient mal à l'aise. Elle ne s'y attarda pas, la contourna et emprunta le petit chemin qui gravissait la colline. Au sommet, elle découvrit l'objet de sa venue, Kanye West chevauchait un pic rocheux face au désert. Joseph lui avait demandé de venir récupérer sa peluche et lui demandait d'en prendre soin. Elle plongea son regard dans les dunes du désert, Joseph reposait quelque part par là, perdu dans cette immensité sans fin. Elle se dit que sa tombe était bien plus belle que celle qu'il aurait eu dans un cimetière en ville et cette pensée la réconforta. Elle saisit le kangourou par les oreilles, la peluche lui sembla extrêmement légère et elle fit un signe d'au revoir à cette étendue de sable qu'elle imagina chaude et accueillante.
Elle roulait déjà depuis quelques heures lorsqu'elle entendit du bruit sur la banquette arrière. Au début, juste un froissement anodin qui aurait pu se confondre avec un léger courant d'air se faufilant entre les couvertures sur le siège. C'est alors qu'elle découvrit Kanye West dans le rétroviseur, il était affublé d'une chemise hawaïenne, d'un chapeau de paille cerclé d'un ruban bleu et de lunettes aux verres fumés. Il pinçait dans son museau une cigarette à bout doré, il esquissa un sourire débonnaire et finit par lui demander du feu.
[Fin]