Un peu tous les jours

- ÉPISODE 11 -

Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Hier soir, Rosita et moi sommes rentrés bras dessus bras dessous, elle était joyeuse, le stress de la préparation de la soirée était retombé. Elle se sentait légère, délestées de ses angoisses et de ses appréhensions, mais tout avait été parfait, sans anicroches de dernières minutes, on l'avait même couverte d'éloges, dès lors, elle côtoyait les anges. Sur le chemin du retour, elle m'interrogea sur le spectacle, comment j'avais trouvé tel ou tel chanteur, je lui mentis, car à vrai dire mes souvenirs s'arrêtaient aux deux comiques dont l'humour était pathétique. Bien sûr, je me souvenais de la prestation de Kanye West, mais m'abstint de lui en parler. En résumé, nous n'avions pas vu le même spectacle.

Malgré la fatigue, je ne dormis point, je me tournais, puis me retournais, et m'emmêlais dans les draps, ne trouvant pas le sommeil. Je restais les yeux grands ouverts, accroché à ce cliché aux couleurs acidulées, qui, je dois bien l'admettre, fit surgir en moi des souvenirs que j'avais oubliés depuis belle lurette. Ensuite, n'en pouvant plus, je me suis levé, un peu près en même temps que le jour et je suis descendu dans le bar, me faire un café et examiner de plus près cette nouvelle photo, tombées du ciel.

Je suis souriant, je porte sur mon dos un cartable et j'enlace dans mes bras un saut de lessive de marque Ariel. Il est presque aussi gros que moi, mais je semble le porter sans effort. Ce ne sont que des Legos de couleur rouge, bleu, jaune ou blanc, on les distingue par l'ouverture du baril, juste en dessous de mon menton. Oui, je me souviens maintenant, ma mère m'avait demandé d'emmener mes jouets chez ma grand-mère, un petit peu tous les jours, sans que ça se remarque, et surtout, je ne devais pas en parler à mon père. J'ai donc déménagé mes jouets petit à petit, je les déposais chez mes grands-parents avant d'aller à l'école sans vraiment comprendre ce que je faisais ou ce que ma mère avait derrière la tête. Grand-père et grand-mère étaient certainement dans la confidence, je ne sais pas, même plus tard, je ne leur ai jamais demandé.

Je ne garde aucune notion du temps, je ne pourrai pas préciser si ce petit manège dura quelques jours ou quelques semaines, à vrai dire, je n'avais pas tant de jouets que ça, mais je finis par comprendre que nous allions quitter la maison familiale. Durant cette période, un dimanche matin, plus précisément, mon père m'emmena à la pêche. Je crois que c'est la dernière fois que j'ai pêché de ma vie, déjà enfant, je n'aimais pas ça, je pense que je le suivais pour lui faire plaisir, pour être un peu avec lui, car je ne le voyais que le dimanche, le reste de la semaine, il rentrait tard, se levait tôt, son travail l'accaparait. Au retour de cette partie de pêche, nous nous installâmes à la table sous la véranda pour vider les poissons qu'il avait attrapés, moi, comme à chaque fois, je rentrais bredouille. Il arrachait les yeux, ensuite, il tranchait l'abdomen et d'un tour de main précis, il vidait les entrailles sur un papier journal étalé devant lui. Tout en s'activant à sa tâche, il me parla du potager que nous avions derrière la grange, il voulait le clôturer pour éviter ainsi que les animaux sauvages ne viennent se servir ou piétiner les rangs de légumes qu'il avait semé avec tant de minutie. Il envisageait tout d'abord de planter une haie de groseilliers tout autour, même du côté du ruisseau, car le jardin le longeait, et ensuite, il planterait des poteaux auxquels, il clouerait des rondins de bois. Il me décrivit le portillon qu'il avait l'intention de fabriquer avec de vieilles planches qu'il avait récupérées d'un rucher à l'abandon. Il en parlait tellement bien que je n'avais guère d'effort à faire pour l'imaginer, dans mon esprit les groseilliers pliaient sous le poids des grappes de fruits rouges et aux travers du portillon, je devinais les légumes à profusion. Bien évidement, je lui donnerai un coup de main, il creuserait les trous et moi, je les refermerai avec l'arbuste fruitier au centre. Le projet me plaisait beaucoup. La dernière fois que je suis allé voir la maison, la fameuse soirée de ma rencontre avec Kanye West, nous nous étions aventurés derrière la grange, le jardin n'existait plus, la terre était en friche, les groseilliers n'avaient jamais été plantés et je ne découvris aucuns vestiges d'un éventuel portillon. J'écoutais mon père, rêver à voix haute de son potager, mais au fond de moi, je me demandais pourquoi il envisageait l'avenir alors que nous allions partir, mais je m'abstins de le lui dire, j'avais promis à ma mère de garder le secret.

[À suivre…]