Cliché aux couleurs acidulées

- ÉPISODE 10 -

D'un bond, je saute sur la scène, me faufile derrière le rideau rouge et me glisse dans l'avant-scène. Je suis en colère, le kangourou n'a qu'à bien se tenir, je vais lui tordre le cou. C'est dans sa loge que je le retrouve, il m'accueille sourire aux lèvres, mais il sent très vite que mes intentions ne sont pas pacifistes ; d'un saut, il me bouscule et s'enfuit dans le couloir. Je me rattrape in extremis à des costumes accrochés à une patère et lui emboîte le pas. L'endroit est étriqué, il cabriole difficilement, ses bondissements sont maladroits et il prend appuis sur les cloisons pour retrouver un certain équilibre. Finalement, il entre dans les toilettes et s'enferme dans une cabine. J'y pénètre à sa suite, le front dégoulinant de sueur et le souffle coupé. Je devrais suivre les conseils de Rosita et admettre que je dois absolument arrêter de fumer, désormais le moindre effort m'étouffe, me réduit au rang de vieillard asthmatique. Il me faut un certain temps pour retrouver mes moyens, Kanye West s'inquiète et me demande si ça va ? Devant mon silence, il entrouvre timidement la porte, je n'ai plus la force de me précipiter sur lui, de profiter de cette occasion pour l'alpaguer et lui déverser ma colère.

— Ne te met pas dans cet état, tu sais bien que je suis ton ami…

— Un ami qui me ridiculise devant tout le monde… On n'a pas la même notion de l'amitié.

— Le ridicule ne tue pas, heureusement, sinon, toi et tes semblables seriez bien seuls sur cette planète.

Il glousse, fière de sa répartie.

— À quoi joues-tu ? Ton petit numéro de crooneur nihiliste était franchement pitoyable…

— Il m'a semblé que tu l'appréciais lorsque le maire ou ton ami le banquier étaient la cible de mes tirs nourris.

— Hum… ce n'est pas pareil.

— Ah, et qu'elle est la différence ? C'est étrange ce monde, je n'en connais pas toutes les subtilités, je ne suis qu'un kangourou, je l'admets.

— On ne traite pas ses amis ainsi…

— Je suis ton ami maintenant ? Je croyais que tu me détestais.

J'aimerais comprendre ce que je fais là à converser avec un kangourou, comme si tout ceci était monnaie courante. Qu'il aille au diable, je veux rentrer chez moi, m'allonger dans mon lit et oublier, oublier le temps d'une nuit.

— Joseph, tu es là ?

C'est la voix de ma femme. Mon regard croise celui de Kanye :

— C'est bon, j'ai compris, me chuchote-t-il, je m'éclipse en toute discrétion.

Puis, il retourne dans la cabine où il s'était réfugié et j'entends la chasse d'eau s'ébrouer dans le fond de la cuvette.

— J'arrive Rosita, je me lave les mains et je sors.

Intrigué, je pousse la porte, Kanye West a disparu, sa veste blanche et son collier avec le cadenas en pendentif sont soigneusement pliés sur le battant baissé. Toute fois, je remarque un cliché aux couleurs acidulées glissé sous la breloque punk, c'est un Polaroid me représentant enfant sur le chemin des écoliers, je porte dans mes bras un baril de lessive rempli de Legos. Et là, tout me revient.


[À suivre…]