Haro sur les cons !

- ÉPISODE 9 -

Au sous-sol, je retrouve Rosita dans la salle de spectacle, elle m'a réservé une place à côté d'elle, nous sommes au premier rang, à quelques mètres de la scène. Je discerne la fatigue sur son visage, elle a hâte que la soirée se termine, tout ceci n'est plus de son âge, m'avoue-t-elle. De mon côté, je fais bonne figure, moi aussi, je voudrais rentrer à la maison, j'en ai assez de ces mondanités, mais en tant que mari de la présidente, je me dois d'être auprès d'elle jusqu'à la fin.

D'années en années, le programme ne varie guère, le maire commence par son discours où il remercie beaucoup de monde, rend hommage à la vitalité de l'union des commerçants, sans laquelle, notre ville n'aurait pas ce visage, et évidemment, au passage, il n'oublie pas de s'autogratifier, car son équipe et lui ont toujours été là pour la soutenir. Puis, nous avons droit à un duo de comique, dont je trouve les blagues pas très drôles, ce qui doit être propre à moi, parce que d'autres dans le public, souvent de génération plus jeune, sont pliés de rire. Ensuite, c'est le moment que je préfère le récital des chanteurs amateurs de la ville et des environs. Pour certain, l'adjectif amateur est galvaudé, débutant serait plus qualifié, quant à moi, je prends un réel plaisir à écouter quelques-uns massacrer les chansons de notre patrimoine commun. C'est à croire que l'important n'est plus de chanter correctement, mais de monter sur scène, de s'exhiber, sans pudeur aucune et de se nourrir de bravos de circonstance. Je crois qu'en vieillissant, je n'aime plus notre époque, je suis devenu un vieux con neurasthénique.

J'ai les paupières lourdes, je lutte pour ne pas piquer du nez, tout ceci est d'un ennui… La lumière de la scène est éteinte, les accords étouffés d'une guitare envahissent l'espace, puis une voix de fausset accompagne l'instrument, alors que le rideau derrière la scène s'ouvre sur un escalier laissant apparaître Kanye West. Il porte une veste blanche, un collier, une chaîne à gros maillon qui pourrait être une laisse pour chien et un cadenas en guise de pendentif. La chanson est Comme d'habitude de notre regretté Claude François, mais le kangourou a opté pour sa traduction anglaise My way, chantée par les plus grands interprètes du monde, Elvis, Sinatra, Pavarotti, mais aussi par Sid Vicious, le bassiste benêt des Sex Pistols et, de toute évidence, c'est de cette version que Kanye West a décidé de nous donner la primeur. Il descend les escaliers d'une démarche nonchalante, son regard fixe les spectateurs médusés qui après quelques instants de surprise s'amusent de ce spectacle incongru. Arrivé aux pieds des marches, la guitare prend de l'ampleur, soutenue par la batterie et la basse. Kanye entonne le premier couplet, vomit le premier refrain, puis recommence en haranguant le public qui est aux anges. La chanson se termine en apothéose, mais contrairement au jeune punk, mort trop tôt, il ne sort pas un revolver de sa poche, mais s'empare d'un cageot de tomates dissimulé dans l'ombre de l'escalier. Il les projette les unes après les autres sur la foule amusée, elles s'écrasent et explosent sur les crânes dégarnis, les plastrons amidonnés ou les chignons à étages des dames respectables. Je m'en donne à cœur joie, notre ami le banquier n'est pas en reste, il réceptionne entre les lèvres un de ces missiles potagers, ce qui ne l'avantage pas, ainsi, il ressemble à un cochon de lait décoré d'une pomme dans le museau prêt à être embroché. C'est au tour du maire de se faire arroser, puis c'est l'assureur situé en face du kiosque à journaux d'Emilio, ensuite l'avocat de la place des Gourmettes, tous croulent sous une pluie de projectiles plus ou moins avariés. Je me régale. Le gratin des premiers rangs se lève, écrasant au passage veuves et orphelins, pour remonter les allées sur le côté et se mettre à l'abri. Je ricane de plus belle, c'est la meilleure fête de l'union des commerçants à laquelle j'assiste, et je sais de quoi je parle, je n'en ai raté aucune depuis deux décennies. La musique cesse, Kanye West saisit la dernière tomate, un cœur de bœuf pourrissant, et se défait de son cageot, dès lors, démuni de toute munition. Son regard plane sur la foule à l'arrêt, suspendue à sa décision, pour qui sera son dernier projectile ? L'attente n'est pas longue, il pivote d'un quart de tour, prends son élan à la manière d'un joueur de base-ball et le bras tendu en ma direction, lance de toutes ses forces sa dernière tomate. Touché en plein front, je sens le fruit se disloquer en mille parties, éclabousser mes vêtements et couler lentement entre mon cou et le col de ma chemise neuve, achetée spécialement pour faire honneur à Rosita. Le kangourou déguerpit par l'escalier et, arrivé à la dernière marche, lance d'une voix fluette :

— Chers amis, haro sur les cons !

Et, il disparaît.


[À suivre…]