Ensemble, ils sont de la dynamite

- ÉPISODE 8 -

Je salue d’autres commerçants du barrio et j’en profite pour m’éclipser, laissant Emilio à sa complainte qu’il réitère volontiers aux nouveaux arrivants. Je prétexte le besoin de fumer une cigarette, au premier étage un balcon à colonnade est l’endroit réservé aux fumeurs et à ceux qui veulent prendre l’air, un verre de vin pétillant à la main. L’endroit est agréable, il surplombe les toits des immeubles du quartier, la vue plonge sur le Palacio dont les réverbères soulignent ses courbes et serpentent le long de l’océan. À l’étage, une balustrade taillée dans le granit fait office de garde corps et séparent l’espace en deux corridors haut de plafond. La lumière y est faible, éclairé seulement par la lueur du rez-de-chaussée et la baie vitrée, tout au fond s’ouvrant sur le balcon. Je me glisse dans l’ombre des arcades, mon esprit flâne ailleurs, rien de précis n’occupe mes pensées quand j’entends un bruissement d’air dans le couloir opposé. Tout est calme, tranquille, je n’y descelle rien de particulier. À travers la baie vitrée, je découvre que le balcon est bondé, je ne suis pas le seul à avoir eu l’idée de prendre l’air. C’est en ouvrant la porte que j’entends à nouveau un froissement d’étoffe, puis c’est la silhouette de Kanye West, vêtu cette fois d’une veste blanche, qui se faufile dans l’ombre des arcades. La vision est furtive, je n’ai pas encore assez bu pour croire à un mirage, mais c’est bien lui, j’en suis certain.

Je retrouve sur le balcon beaucoup de gens que je connais, je presse le pas, me dirige vers les colonnades qui surplombent la rue, au passage, je saisis un verre de Prosecco qui m’attend sagement avec d’autres sur le plateau d’un serveur, un brin guindé. Par-dessus mon épaule, je jette des regards discrets, scrute parmi la foule à la recherche de ce satané kangourou ; aucuns signes de lui et c’est tant mieux.

En dépassant un groupe de personne, je me fais héler par mon banquier, à choisir, je crois que j’aurais préféré taper la discussion avec le kangourou. Il est mielleux à souhait, son sourire a la blancheur des neiges éternelles, et honnêtement, je me demande si je suis obligé d’être sympathique avec lui. Rosita le connait beaucoup mieux que moi, c’est elle qui gère notre compte, d’ailleurs, elle s’occupe de toute la paperasserie, je n’ai jamais été très bon pour ce genre de tâches. Par politesse, je lui rends son sourire, mais le mien ne l’éblouira guère, j’ai depuis toujours les dents jaunes. Comme nous n’avons pas grand-chose à nous dire, je pense qu’il sait que je ne l’aime pas, la discussion tourne vite sur ma femme et la réussite de la soirée. Je l’en remercie vivement et l’invite à lui dire directement, elle sera ravie. Il n’y manquera pas. Je le quitte en lui promettant de le revoir plus tard dans la soirée. La courtoisie n’est pas mon fort, mais là, je pense être passé maître en la matière, Rosita serait fière de moi.

Je me pose dans un coin, afin de ne pas être dérangé et de fumer discrètement. Il faut bien le reconnaître, de nos jours, il est mal vu d’être encore accroché à ce fléau. Ces banquiers sont tous les mêmes, quand tout va bien, ils sont aimables à souhait, leur déférence en est presque gênante, mais lorsque vous êtes dans le rouge, ils sont sans pitié, à croire même qu’ils prennent un malin plaisir à vous garder la tête sous l’eau. Je ne les aime pas, c’est ainsi, qui aime la lâcheté ? Alors, c’est vrai, les pauvres ne sont pas un danger immédiat, ils sont à surveiller de près, mais que la finance prenne garde, car un pauvre plus un autre pauvre et encore un autre, ensemble, ils sont de la dynamite.


[À suivre…]