La stratégie du caméléon

- ÉPISODE 7 -

Ce soir, j’ai revêtu mon costume de gala, j’entends par là, une chemise blanche, mon pantalon le plus récent, c’est-à-dire non râpé aux genoux et je me suis rasé de près. C’est la fête annuelle de l’union des commerçants dont Rosita est la présidente. Comme à chaque fois, elle s’angoisse, le nouveau traiteur sera-t-il au goût de chacun, a-t-elle commandé suffisamment de Prosecco, son discours, qu’elle peaufine depuis plusieurs semaines, sera-t-il digne de l’évènement ? Je la rassure, tout ira bien, à chaque fois, c’est la même histoire, elle stresse et en fin de soirée, elle reçoit les louanges de tous. Je ne la changerai plus, c’est une bileuse dans l’âme.

J’ai passé le début de la soirée à parler avec Emilio, qui n’en peut plus de son kiosque, il a hâte de le vendre et enfin de profiter d’une retraite bien méritée, en attendant, il égrène les trimestres, mais le temps lui semble long. De plus, la presse est en perte de vitesse, les gens n’achètent plus de journaux, ils préfèrent s’informer par le truchement des réseaux sociaux, alors, pour se diversifier, il vend tout et n’importe quoi, même des bouées de sauvetage lors de la saison touristique. Il n’a pas signé pour ça, lui, voulait vendre du papier, il aimait l’odeur de l’imprimerie, il regrette ce temps ou en feuilletant un canard fraichement livré, l’encre noire se décalquait sur ses doigts. Il ne supporte plus toutes ces merdes in china, je souris à son jeu de mot, oui, le monde change et si tu ne veux pas rester sur le bord de la route, tu es bien obligé de t’adapter.

S’adapter est le maître mot, c’est aussi ce que je me suis appliqué à faire, toute ma vie durant, je me suis fondu dans le décor, j’ai opté pour la stratégie du caméléon, au point d’en devenir transparent, sans importance. Les années ont défilé au rythme de ma lente disparition et aujourd’hui, je me réveille de cette longue léthargie, ma rencontre avec Kanye West en est certainement l’élément déclencheur. Je ne me pose plus de questions sur le bien fondé de sa réelle existence, après tout, je suis libre de croire en ce que je veux, sauf que désormais, je n’en parle plus à Rosita, ni à personne d’autre. Peu importe que je converse avec un kangourou, je me suis fait à l’idée, non, ce qui m’intrigue, c'est ce goût retrouvé pour mon père que je croyais, jusqu’à peu, être un beau salaud.

L’histoire est somme toute banale, un divorce qui se passe mal, un gamin chahuté entre son père et sa mère, que l’on prend à témoin, à qui l’on demande de choisir. À cette époque, je ne sais même pas quelle paire de chaussure enfiler le matin pour aller à l’école. Tu préfères ton père ou ta mère ? Le temps filant, mon choix s’est porté sur ma mère, mon père l’ayant, selon ses dires, trop fait souffrir. Moi, je ne me souviens de rien. En revanche, je décide de ne plus le voir, lui, le responsable de tous les maux infligés à elle, la victime de cette histoire. C’est ainsi que se résume la situation, le reste, je l’ai enfoui dans ma mémoire, je ne me rappelle rien, si ce n’est sa mort dans le ruisseau, son enterrement, mon impossibilité à pleurer, les larmes ne venant pas, pourtant, j’aurais bien aimé avoir du chagrin, montrer à la famille mon anéantissement, mais non, rien. Après ? Après, je me suis acharné à l’effacer de ma mémoire, jusqu’à dire qu’il était mort jeune, que je ne l’avais pas connu. Ainsi, je coupais court aux questions, à l’intérêt que l’on pouvait avoir à mon égard, et puis, je sentais bien que ceux qui m’interrogeaient, se trouvaient gênés par ma réponse, je les apitoyais, c’est tellement triste un enfant qui perd son père si jeune. Moi, c’est mon enfance que j’ai perdu.


[À suivre…]