Chez Rosita

- ÉPISODE 6 -

Le prénom de ma femme est Rosita, c'est donc tout naturellement que nous avons nommé le bar que nous tenons "Chez Rosita". En fait, c'est plutôt une buvette à ciel ouvert, quelques tables sont disséminées ici et là sur le trottoir, dans l'ombre d'un tilleul centenaire. Notre véritable source de revenue est la laverie juste derrière, au rez-de-chaussée de l'immeuble dans lequel nous logeons au premier étage. Les clients, principalement des étudiants, s'installent aux tables, commandent un café ou un soda et potassent leurs cours, le temps que leurs lessives se fassent. Mon emploi est d'entretenir, parfois de réparer les machines à laver, de renseigner sur le bon programme à choisir selon le type de couleur ou d'étoffe, en somme, un métier de rêve. Je ne plaisante pas, j'aime ce boulot. Nous sommes là depuis deux décennies, on connait tout le monde dans le barrio, de temps en temps, des jeunes, études finies, reviennent nous voir des années plus tard, accompagnés de leur femme ou de leur homme, c'est selon, et de leurs marmots. Tous se remémorent le temps de l'insouciance, la laverie, mais aussi les soirées attablées à la terrasse à jouer aux échecs ou aux cartes. C'est une période heureuse de leur vie qui les a marqués, à cette époque, les responsabilités ne les écrasaient pas encore, les crédits n'étaient pas encore maîtres de leur destin, quant à la retraite, l'horizon était tellement lointain que personne n'y songeait. Rosita est une femme qui a besoin de contacts humains, elle y trouve son équilibre et elle est heureuse qu'on se souvienne d'elle, que l'on revienne la voir, lui présenter les enfants, lui raconter la nouvelle vie que chacun s'est construite une fois les études terminées. Elle est contente d'occuper une place dans leurs souvenirs, moi, tu t'en doutes, je ne m'enchante que très rarement.

Ma rentrée de l’hôpital ne l’intéresse guère, après tout, je ne reviens pas du front, l’intervention avait été bénigne et surtout, Rosita me connait depuis toujours, elle sait ma propension à me plaindre, à exagérer les faits. Non, je n’ai pas subi une opération à cœur ouvert, il ne s’agit que d’une toute petite ablation, qui, dans les jours futurs, me permettra enfin de m’assoir. Je lui raconte également mes retrouvailles avec Kanye West, fringant en Arsène Lupin, elle souffle de dépit et lève les yeux au ciel. À mon âge, il serait peut-être temps de grandir, elle n’y croit plus, mais sait-on jamais, un miracle peut toujours arriver…, laisse-t-elle en suspens.  

Lors de mon retour de Réalito, elle m'avait sagement écoutée, et inspecté en détail le polaroid de mon père accoudé à une table. Elle nota ma ressemblance avec lui et la joie qui émanait de son sourire, quant au kangourou, elle me demanda si je ne m'étais pas laissé aller sur la bouteille, connaissant mon penchant pour celle-ci. Rosita a toujours été pragmatique, elle ne croit en rien qui ne peut s'expliquer rationnellement. Que la terre soit plate ou que personne n'ait jamais foulé le sol de la lune la sidèrent, si tous ces complotistes n'étaient pas si effrayants de bêtises, elle en rirait volontiers.

Quant à mon copain le kangourou… ? Comment dire ? Elle posa sur moi un regard noir, me détailla de pied en cap et eut cette réponse magique :

— Les sages ont parfois recours aux champignons hallucinogènes afin de percer certains mystères, d'autres pratiquent le jeûne pour atteindre un niveau supérieur de conscience, toi, mon chéri, je pense que tu veux juste te rendre intéressant.


[À suivre…]