N’est pas Nestor Burma qui veut

- ÉPISODE 5 -

De retour de l'hôpital, quelques semaines après ma rencontre avec Kanye West, le voici qui me tapote l'épaule et s'intéresse à mon état de santé. Je ne sais pas si je dois me réjouir de sa réapparition, après tout, la dernière fois que je l'ai vu, nous étions attablés à la terrasse de ce motel sur la route de Réalito, ensuite, il disparut sans me donner de nouvelles, si bien que je crus à un mauvais rêve. Enfin, c'est ce dont j'aurais aimé me convaincre, car il me restait toujours cette photo aux couleurs rétro, comme seul un Polaroid peut en faire, représentant mon père, accoudé à une table, mais sans ce Jimmy Jazz à ses côtés. Je me suis rassuré comme j'ai pu, tout ceci n'avait été qu'un songe, je ne parlais pas la langue kangourou et j'avais dû retrouver ce cliché lors de ma nuit passé sous la véranda de la maison de mon enfance.

J'hésite à retourner voir Emilio dans son kiosque à journaux et ainsi me débarrasser de ce Kanye West. Je ne suis pas bien aise de son retour, n'est-il pas la preuve de ma raison s'effilochant aux vents ? Certes, je ne suis plus tout jeune, mais pas encore assez vieux pour montrer déjà des signes de sénilité. C'est sa sympathie qui l'emporte, son sourire d'animal heureux, d'autant plus qu'il porte une redingote et un chapeau haut de forme, ce qui, je l'avoue, attise ma curiosité.

Nous remontons la rue des Gourmettes, mais avant de tomber sur la place, je tourne à droite dans une ruelle étroite qui sent bon la lessive. Le linge suspendu d'une façade à l'autre dégage une forte odeur de lavande, nous sommes samedi et c'est jour de blanchissage. Je ne désire pas l'emmener chez moi, je ne veux pas lui présenter ma femme, ni qu'il s'immisce dans l'intimité de notre logement. Kanye West n'est que le fruit de mon imagination, je dois me résoudre à cette réalité. Beaucoup découvrent la vierge ou parlent aux morts, moi, je suis en contact avec un kangourou imprévisible, habillé ce jour, comme un milord du siècle dernier.

— Tu ne m'amènes pas chez toi ?

Je bégaye et j'hésite :

— C'est-à-dire…, je ne suis pas certain que ce soit nécessaire, tu apparais, disparais, et pour tout te dire, j'ai des doutes sur la réalité de ton existence. Je crains fort que tu ne sois que la preuve vivante de l'araignée qui vaque dans les méandres, plus ou moins obscures, de mon cerveau.

Il s'esclaffe, oui, me confit-il, tu perds la boule, je te le confirme, mais la vie est une douce folie. Ton père a aimé passer la fin de la sienne avec le mien, pourtant Jimmy Jazz ne lui a jamais rien promis. Ils ont simplement profité des instants qu'ils partageaient, du moment présent pour se confier l'un à l'autre, et Alessandro avait beaucoup de choses à raconter.

— Tu es venu m'annoncer ma mort imminente ?

— Voyons, Joseph, ai-je le visage de la faucheuse ?

Il se plante devant moi et me fait une révérence, agitant son haut de forme devant mon regard en des cercles majestueux, alors que son corps se plie en deux.

— Je te quitte Joseph…

— Mais je reviendrai, ajoute-t-il, nous ne sommes qu'au début de notre histoire.

Avant de s'éteindre, il me confie qu'il a élu domicile au musée des littératures de genre. Ces derniers jours, il a dévoré tous les livres de Maurice Leblanc, c'est pourquoi, il a revêtu les habits d'Arsène Lupin. Il a l'intention de poursuivre ses lectures avec Rouletabille, Gaston Leroux l'intrigue, et puis ce seront Les nouveaux mystères de Paris, d'un certain Léo Malet… Tant de livres sont à lire. Ensuite, en un clic, il disparaît.

À n'en pas douter, lors de notre prochaine rencontre, il sera en imperméable beige, couvert d'un chapeau de feutre, ses cartes de visites seront à l'effigie de l'Agence Fiat Lux et sans doute que la bouffarde sculptée en forme de taureau le fera tousser. N'est pas Nestor Burma qui veut, l'homme qui met le mystère knock-out.


[À suivre…]