À raison perdue

- ÉPISODE 4 -

Je persiste à penser que je ne suis pas dans mon état normal, je vais me réveiller, le cours de ma vie reprendra, sans kangourou, sans ce Kanye West sorti de nulle part si ce n'est de mon cerveau embrumé. Sur le parking du motel, il saute du pick-up et me fait part de sa nécessité urgente de manger, lui aussi a les crocs. Nous nous installons à une table en terrasse et comme si tout ceci était normal, je lui demande ce qu'il veut manger. D'un geste précis, il saisit la carte, plantée à la verticale dans un porte-menu, lis la première page, la seconde, puis les deux dernières, son choix se porte sur une salade XXL.

La serveuse, une petite jeune, bien en chair, pour ne pas dire grosse et éviter ainsi de heurter les âmes sensibles du moment, me salue et me demande si j'ai fait mon choix. Mon tête-à-tête avec un kangourou ne semble pas l'intriguer, tout va pour le mieux, dans le meilleur des mondes.

Un royal burger, une montagne de frites, deux sodas et une salade XXL, sans poulet, Kanye West ne mange pas de viande, tant de nourriture pour un seul homme étonne la serveuse. Son stylo patiente sur la page vierge de son carnet de commande, son regard est posé sur moi, attendant confirmation de ma part. Je suis ailleurs, je dissimule mon trouble, car je réalise à cet instant qu’elle ne voit pas mon ami le kangourou.. Monsieur ? Persiste-t-elle. Kanye me donne un coup de pied et je sursaute.

— Oui, oui… ça ira, je n'ai pas mangé depuis deux jours.

Lorsqu'elle apporte les couverts et les sodas, j'évite de croiser son regard, mais elle m'a déjà oublié, je ne suis plus qu'un client parmi les autres. Kanye se jette sur l'une des deux boissons, se plante la paille dans le gosier et aspire tant qu'il peut, les glouglous sont tonitruants, puis la repose, me fixe et rote de tout son saoul.

— Je crevais de soif, lâche-t-il.

Ça promet, me dis-je.

Nous mangeâmes sans prononcer un mot, à vrai dire, j'ai peur que les gens aux tables voisines me prennent pour un fou s'ils m'entendent parler tout seul, déjà que je mange pour deux. J'observe de temps à autre le kangourou qui se délecte de sa salade, quoiqu'un peu inquiet de tomber sur un morceau de volaille glissé là par mégarde. Il me réclame un autre soda, la serveuse prend commande sans faire de commentaire, maintenant qu'elle sait que je suis à jeun depuis deux jours, tout s'explique. Oui, tout s'explique, je suis à table avec un kangourou et j'ai, jusqu'à preuve du contraire, toute ma raison.

Sa salade terminée, Kanye se laisserait bien tenter par une glace arôme pistache avec supplément de cacahuètes grillées. Pourquoi pas, je hèle la serveuse, passe commande et la coupe avant qu'elle me fasse une réflexion en lui demandant de m'apporter également l'addition. Après tout, c'est elle qui est en surpoids, alors qu'elle cesse de vouloir me mettre au régime. D'un trait, monsieur West engloutis sa glace, s'essuie la moustache et finit par poser devant moi un Polaroid représentant Alessandro en compagnie d'un autre kangourou que je présuppose être papa Kanye.

— C'est mon père et le tien, me confirme-t-il, regarde comme ils ont l'air de bien s'amuser tous les deux.

Effectivement, Alessandro est aux anges, il affiche un sourire que je méconnais, la sévérité et sans doute aussi la tristesse sont les seuls souvenirs que je garde de lui. Quant au paternel de Kanye, je ne suis pas encore assez connaisseur en matière de kangourou pour lire sur sa face le moindre sentiment. Mais, pour ne pas le décevoir et lui montrer un peu d'intérêt, je l'interroge sur le nom de son père.

— Jimmy… Jimmy Jazz.

Décidément, les kangourous ont un faible pour les noms de musicien.


[À suivre…]