Ma rencontre avec Kanye West

- ÉPISODE 2 -

Je ne suis pas un affabulateur, beaucoup me reprochent mon sale caractère, ma misanthropie, mais je ne raconte jamais d’histoire. Ma vie me suffit amplement, je n’ai pas besoin de l’enjoliver, ni de m’inventer des aventures extraordinaires afin de me présenter comme je voudrais que l’on me voit. Tel que je suis est suffisant, je ne me rêve pas en personne enviable, chanceuse, je n’ai pas besoin, comme c’est souvent le cas de nos jours, de donner l’eau à la bouche.

Ma rencontre avec Kanye West ne fut pas de tout repos. Je suis, comme tout un chacun, à humeur variable, j’ai des hauts et des bas, des jours avec, des jours sans et depuis tout ce temps où je me côtoie, je sais que pendant ces périodes de spleen, le mieux est encore que je disparaisse. Gamin, ma mère disait que j’étais lunatique, que pour une raison, qu’elle ignorait ou feignait de comprendre, je changeais d’humeur en un claquement de doigts et aujourd’hui, je ne peux toujours pas l’expliquer. Toujours est-il que pendant ces moments-là, je suis mauvais comme une teigne et qu’il est préférable, pour ma femme et ceux qui m’aiment, car il en existe, que je me mette en quarantaine. J’ai durant de longues années fréquenté le sofa moelleux d’un thérapeute, je lui ai raconté ma vie, essentiellement mon enfance, afin de comprendre ce sentiment d’abandon, qui, par période plus ou moins longues, m’empêche de vivre, m’étouffe à en crever. C’est bien de cela qu’il s’agit, mes errements sont l’expression de ma non-vie, de la haine que j’éprouve pour ma carcasse et si ces séances m’ont apporté la lumière sur certain point, l’un des principaux est que mon entourage n’a pas à supporter mon mal-être. Alors, je m’enfuis pour les protéger, les épargner.

Ce jour-là, j’ai donc gribouillé un mot pour ma femme, puis j’ai jeté mon sac de voyage, contenant quelques vêtements de rechanges, sur le siège avant de mon pick-up et j’ai quitté la ville, direction le sud, les portes du désert, à quelques encablures de la frontière. Je suis né à cet endroit, je n’y ai plus aucune attache, mais j’aime souvent y retourner. Je plonge dans mon enfance, chaque lieu est le témoin d’un souvenir plus ou moins heureux, les bruits et les cris des enfants font encore écho à mes oreilles, les sorties de l’école, les guerres pour de faux avec les garçons de mon âge et les sourires innocents, sans arrière-pensées avec les filles… J’ai eu une enfance heureuse, ce n’est qu’un peu plus tard que ça s’est gâté.

Le village s’appelle Réalito et se compose de quelques centaines d’âmes. Nous habitions avec mon père, dans une maison à la sortie du bourg, un peu à l’écart de la route principale qui mène à la frontière, comme à chaque fois, c’est la première étape de ma visite, de mon pèlerinage. La maison n’est plus occupée, après la mort de mon père, un de ses beaux-frères l’a récupérée, il voulait en faire sa résidence secondaire, y venir passer l’été, les longs week-ends, puis, ses enfants grandissants, il y est venu de moins en moins et enfin, plus du tout. Désormais, c’est une ruine trouée aux vents, squattée par les jeunes du coin, un refuge pour boire et fumer des joints. Le temps a fait son œuvre, là aussi chaque objet me ramène aux premières années de mon existence, la véranda, la grange sur la gauche où mon père fendait le bois, le ruisseau coulant devant la maison, mes premières leçons de pêche… Des décennies se sont écoulées, mais je revis les instants comme s’ils avaient eu lieu hier, j’entends la voix de mon père qui m’interdit de jouer dans le ruisseau, me mettant en garde, contre les rochers glissants, la force du courant et par endroit la profondeur de l’eau. Le comble est que quelques années plus tard, il s’y tuera, chutant du bord de la route, s’assommant sur un rocher et se noyant dans quelques centimètres d’eau saumâtre.

Le soleil est encore haut dans le ciel, quand je m’aventure sous la véranda dans laquelle nous admirions jadis le coucher du jour et la venue de la nuit. Le sol est jonché de cadavres de bouteille, de mégots de cigarette, des caisses en bois sont retournées et encerclent une table basse couverte, elle aussi, de détritus. Je descends quelques marches et me dirige vers la grange dont les planches qui constituaient la porte ont disparu, seules les charnières de métal sont encore logées dans leurs gonds et grince à chaque risée. C’est à ce moment précis que Kanye West m’asséna un féroce coup de patte dans le dos.

Je m’écroule dans la poussière, le regard perdu dans la grange où je ne distingue rien de précis, si ce n’est l’épave sur cale d’un vieux Dodge orange et quelques bûches de bois fendu. Au sol, je ressens les vibrations de sauts d’un point à un autre remonter le long de mon échine, je pense au jeu de jambe d’un boxeur, un poids lourd, car chaque tressautement est puissant, massif. De justesse, je roule sur le côté, évite un nouvel assaut et enfin, je croise son regard, jaune comme une salamandre, furtif et mesquin comme une guêpe en piqué. Les kangourous ne sont pas des animaux sympathiques, ils sont mauvais, agressifs et terriblement belliqueux, mais découvrir mon agresseur, me soulage, je préfère affronter un animal qu’un être humain, bien plus sournois, dangereux. Je me redresse et lui fait face, il campe debout, prêt à bondir et à projeter sur moi ses puissantes pattes arrière, dotées de longues griffes ; m’éventrer est pour lui un jeu d’enfant. Je ne lui laisse pas le temps d’agir, je lui allonge une droite au niveau du museau, il a mal, puis une gauche suit et dans la foulée, une autre droite, il est sonné, tombe au sol. Je m’apprête à l’achever du talon de ma Caterpillar, quand il me dit :

— Ok, t’as gagné, t’es le plus fort !

[À suivre…]