L'homme qui ne pouvait plus s'assoir

- ÉPISODE 1 -

Personne n’aime aller à l’hôpital, se soigner est nécessaire, vital, un acte de bravoure ou de survie, mais le lieu est effrayant, il est l’antichambre d’une fin imminente, une zone de transit sans duty free, ni valises sur roulettes, ni musique d’ascenseur ; pour beaucoup d’entre nous, il est le point de départ vers un ailleurs incertain. Je ne fais pas exception à la règle, mais je suis de ceux qui préfèrent attendre le dernier train en rase campagne, loin des regards, quitte à partir bien plus tôt, seul comme un chien, sans ultime tentative de me faire repêcher par un interne dont le métier est de prolonger le plus possible ma résidence sur cette terre. Ma femme prétend que je suis hypocondriaque, sans doute.

Pourtant, ma maladie est bénigne et l’opération s’est correctement déroulée, d’ailleurs, elle est courante m’a précisé le chirurgien, c’est une intervention banale, sans risque, qu’il pratique plusieurs fois par semaine. À cet instant, je pense qu’il tente de rassurer mon orgueil, bien plus que mon pronostic vital, j’ai honte de m’être fait opérer d’une si petite chose…

À la sortie, les portes de verre, tel Moïse en mer Rouge, s’entrouvrent à mon passage, sauf que je ne suis pas l’élu de Dieu, je ne crois pas en lui, ni en personne d’ailleurs, si ce n’est en moi, quant à de rares instants, j’ai de l’estime pour moi, que je m’aime un peu, mais, à vrai dire, c’est très rare. C’est peut-être ça qui m’a manqué ma vie durant, croire en moi, m’en remettre à celui qui m’habite, cet étranger qui vit ma vie.

Le soleil m’accueille, la foule caracole sur l’esplanade, vaque à ses occupations, je me glisse parmi elle, tentant en vain de lui ressembler. Ce n’est pas l’envie qui me manque d’être comme tout le monde, mais je n’y arrive pas, je suis un étranger venu d’un autre monde, d’une autre planète où l’empathie n’existe pas. Ma femme me reproche souvent d’être insensible, de cacher mes émotions, c’est vrai, je ne ressens rien, à quoi bon, tout ceci n’est que du cinéma, un film au scénario médiocre où les dialogues sont prévisibles et les réparties, quand il y en a, fades à souhait.

Comme dans les bouquins de Simenon, lorsque Maigret fume sa pipe sur la plateforme arrière du bus qui l’emmène au quai des Orfèvres ou le ramène boulevard Richard Lenoir, je monte toujours à l’arrière de l’autobus, l’air y est plus frais, et puis, je peux rester debout. Depuis combien de temps, je ne me suis pas assis ? D’après le médecin, dans quelques jours, je pourrai retrouver une vie normale, m’assoir, m’allonger, courir, sans ne plus souffrir. J’ai confiance en lui, durant ces dernières semaines, je me suis tu, j’ai contenu ma douleur, déjà par nature, car je ne suis pas du genre à me plaindre, mais surtout par honte ou pudeur, je ne sais plus très bien. Seule ma femme est au courant, mais elle, ce n’est pas pareil, on est marié depuis si longtemps, je peux lui parler de ces choses-là. C’est elle qui m’a pris le rendez-vous à l’hôpital, sans quoi, je serai encore à m’apitoyer sur mon sort, en sourdine, en catimini, afin que personne ne soit au courant et que l’histoire ne s’ébruite pas dans le barrio.

Je descends à l’arrêt du Palacio, juste à l’angle du kiosque d’Emilio et de la promenade, bordée de palmiers, qui longe l’océan. Il me suffit de remonter la rue des Gourmettes, tourner à droite et traverser la place du même nom pour retrouver mon chez-moi, mon havre de paix. Avant d’entamer la montée, je m’arrête chez Emilio, pour acheter le journal du jour et un paquet de cigarette, celui-ci est occupé à vendre des vignettes de joueurs de football à des gamins effrontés. Il les abandonne un instant, sans toutefois cesser de garder un œil sur eux. Par ici, le chapardage est une activité qui s’apprends dès le plus jeune âge, puis me sert en levant les yeux au ciel. Je compatis par un hochement de tête entendu et lui donne rendez-vous en fin d’après-midi, lorsqu'il sera plus disponible pour bavarder. Dans mon dos, les pourparlers avec les mômes reprennent de plus bel, je traverse le Palacio en jetant un œil au gros titre du canard, quand Kanye West, mon ami le kangourou, me tapote l’épaule.

[À suivre…]